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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/197

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Ces cataractes offrent une barrière infranchissable à la navigation à vapeur. Les difficultés commencent un peu au-dessus de Crachè, ici l’obstacle est absolu, et ne disparaîtrait qu’au prix de travaux considérables. Au XVIIe siècle, un jésuite, à ce qu’il paraît, a offert au roi un modèle pour la construction de plusieurs écluses qui faciliteraient le passage. « Le roi, dit un missionnaire italien du temps qui raconte le fait[1], a toujours eu plus d’égard à la sûreté de son royaume, dont la situation avantageuse lui sert de rempart contre les insultes de ses voisins, qu’à l’utilité du gain, dont il ne se met pas en peine par un généreux mépris qu’il en fait. Il approuva fort la proposition, mais il dit que ce serait donner la clé de ses états. » Le roi de Siam n’aura probablement pas besoin de faire valoir aujourd’hui des considérations de ce genre, car personne ne songera de longtemps à reprendre ce projet d’écluses. Nous avons encore trop à faire dans le delta du Mékong pour songer à consacrer des sommes importantes à une pareille entreprise, que justifieraient seuls les besoins d’un commerce sérieux. Ce vaste ensemble d’îles, d’îlots et de rochers, qui constitue à l’époque des pluies de formidables rapides, ne se transforme en cataractes que pendant la saison sèche. Alors le fleuve se resserre, le niveau des eaux s’abaisse, et il laisse voir sur les rives des marbres aussi remarquables par la finesse du grain que par l’éclat des couleurs.

L’île de Khon est peuplée d’agriculteurs. Les rizières paraissaient bien entretenues, et nous assistions au repiquage du riz. Les femmes du pays, courbées des journées entières sur les sillons fangeux, se livraient à cette opération. Les autorités nous firent prier de ne point chasser dans l(île et de ne pas battre le gong, parce que tout bruit insolite avait infailliblement pour résultat d’amener le tigre à dévorer dans l’année nombre d’habitans. A l’endroit où débouchent un certain nombre de bras du fleuve, la vue gagne en étendue comme au rond-point d’une forêt bien percée. La nappe d’eau est immense, unie comme un lac; on dirait que le Mékong se recueille avant les grands désordres qui l’attendent plus bas. Des montagnes bien découpées forment l’arrière-plan du tableau, tandis que plus près de nous le regard s’arrête sur un arbre bizarre qui semble sortir de l’eau, et figure, grâce à l’épais manteau de verdure qui le recouvre, un vieux pan de mur en ruine maintenu debout par les vivaces embrassemens des lianes. Nous rentrons bientôt dans une voie détournée entre les îles, où nous n’avons vue sur le fleuve entier qu’à de rares intervalles, et nous nous frayons un chemin à coups de hache dans la forêt. Un arbre qui s’avançait

  1. Delle Missioni dei padri della compagnia di Giesu nella provincia di Giappone.