Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/200

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de son espèce, c’était donner une noix de coco à un singe qui la tourne et la retourne sans savoir l’ouvrir ni s’en servir. Il nous annonça en outre qu’il avait fait partir la veille une escouade de Laotiens chargés de couper les branches devant nos barques, et de nous aplanir la route jusqu’aux limites des états de son confrère de Bassac.

Les six longues pirogues qui nous emportaient étaient montées par 53 hommes, que 5 chefs d’ordre inférieur dirigeaient et surveillaient. Ces petits mandarins répondaient de nous au gouverneur qui les avait désignés, et le gouverneur à son tour était responsable vis-à-vis du roi de Siam de ce qui par sa faute pourrait nous arriver de fâcheux. Nous n’avions à nous occuper de rien tandis que nous naviguions d’un point à un autre, et M. de Lagrée se bornait à désigner le lieu qui lui semblait convenable pour la halte du soir. Les chefs de village venaient, suivant la coutume, nous offrir des présens qui ne suffisaient pas toujours à nous nourrir; mais nous trouvions à compléter tant bien que mal nos provisions. Notre cuisine se faisait sur le rivage; la terre nue nous servait de table et de siège. Relativement aux Laotiens qui nous accompagnaient, nous vivions pourtant grassement. Ceux-ci ne mangent ordinairement que du riz, dont ils se bourrent à plusieurs reprises dans la journée. Ils y joignent du piment, quelques bribes de poisson sec ou pourri et des légumes crus. Quand ils trouvent une occasion d’ajouter à leur repas quelques mets plus substantiels, ils ne la laissent pas échapper. Nous avons vu souvent les hommes de notre équipage, à peine débarqués, se répandre dans les villages, forcer les portes des cases et en rapporter des poulets et des canards qu’ils faisaient cuire sur-le-champ, sans même en arracher les plumes. Ils ont coutume d’agir ainsi toutes les fois qu’ils conduisent un mandarin siamois. Nous avions pris l’habitude de payer nos bateliers; nous tenions d’ailleurs à laisser derrière nous de meilleurs souvenirs que les fonctionnaires de la cour de Bangkok, et nous fîmes toujours cesser ces déprédations, ce qui ne manquait pas de provoquer chez les spoliateurs aussi bien que chez les spoliés un étonnement profond. Des mandarins qui portent une barbe touffue, qui ne mâchent pas de bétel, qui n’ont pas de femmes, qui paient les corvéables et défendent de voler! cela ne s’était jamais vu. Nous réunissions toutes les bizarreries physiques et morales. D’abord chacun se tordait de rire au récit de pareilles nouveautés, puis, la réflexion venue, nous paraissions moins ridicules, surtout aux éleveuses de volailles; cette réputation nous devançait, les portes, au lieu de se fermer à notre approche, s’ouvraient toutes grandes sur notre passage, chacun apportait ce qu’il avait à vendre, et les scrupules