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comme s’il se trouvait à l’improviste sous le coup d’un péril pressant. Avait-il des raisons d’agir ainsi ? Il ne l’a pas dit, et par cela même il a provoqué toutes les interprétations, les soupçons, les incertitudes, que les réticences un peu solennelles du rapporteur de la chambre des représentans n’ont fait que confirmer. Le ministère belge, pour tout dire, ne s’est pas comporté en tacticien de sang-froid sur ce champ de bataille un peu difficile, et il en portera peut-être la peine. Il a obtenu une pleine victoire dans les chambres en faisant voter sa loi à une grande majorité, parce que c’était une affaire où on avait intéressé le sentiment national, mais le lendemain l’opposition s’est trouvée assez forte dans le sénat pour rejeter sans discussion le budget du ministère de la justice. N’était-ce pas comme une revanche indirecte du vote précipité que le patriotisme n’avait pu refuser ? Le ministère de Bruxelles pourrait donc s’être créé plus d’une difficulté pour un résultat médiocre. D’autre part, n’y a-t-il pas eu une absurde exagération dans le bruit qui s’est fait en France autour de cette petite loi belge ? Peu s’en est fallu véritablement qu’on ne dût marcher sur Bruxelles pour assurer à la compagnie de l’Est la possession du chemin de fer du Grand-Luxembourg. Quoi donc ! parce que la Belgique croit devoir refuser sa sanction souveraine à une fusion entre deux sociétés industrielles, la France serait offensée dans son honneur et dans sa dignité ? Notre gouvernement aurait à s’émouvoir du refus essuyé par une compagnie, et devrait modifier son attitude vis-à-vis de la Belgique ! Nos intérêts seraient en péril ! Il ne resterait plus à voir dans la Belgique qu’une avant-garde de la Prusse dévouée à d’inévitables représailles !

Sans entrer dans l’analyse des faits économiques qui pourraient fixer la valeur de la combinaison à laquelle on a paru attacher un si grand prix, en restant sur le terrain politique, comment ne reconnaît-on pas que c’est justement cette fusion projetée qui aurait pu aider la Prusse à pénétrer en Belgique à notre suite ? Nous ne voyons pas trop en effet ce qu’on aurait pu répondre à la société du chemin de fer prussien qui va aujourd’hui à Aix-la-Chapelle, si cette société, invoquant l’exemple de la compagnie de l’Est, était venue à son tour proposer une fusion au Grand-Central belge, qui part de la frontière allemande pour aller à Anvers. Notez que ce n’est pas une simple hypothèse ; M. Malou, président du Grand-Central belge et membre du sénat, a dit clairement que cette combinaison avait été proposée, et qu’elle avait été rejetée. Comment pourrait on continuer à repousser les Prussiens, si on accédait à la fusion négociée par la compagnie française ? Ce jour-là, il faut en convenir, l’indépendance, belge se trouverait prise dans une singulière étreinte. La Belgique a compris autrement sa neutralité indépendante, et elle a eu raison, non-seulement dans son intérêt, mais dans l’intérêt de tout le monde ; elle a senti que, pour avoir une valeur, pour être une garantie, sa neutralité devait rester sérieuse, effective, et que, pour de-