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heures du matin au chef du service. Ils sont reçus par des employés dont les doigts habiles comptent les billets avec une rapidité inconcevable, et dont les yeux singulièrement perspicaces savent découvrir au premier regard si les indications du bordereau sont en concordance parfaite avec les énoncés des billets; ceux-ci les passent à d’autres agens qui ont pour mission de rejeter les effets entachés d’irrégularités matérielles. Chacun des billets défectueux est mis à part, et l’on y joint une fiche qui indique le motif du rebut: — échéance trop longue, trop courte, somme surchargée, défaut de date, acceptation irrégulière, timbre insuffisant, signature en souffrance, endossement conditionnel. Chaque motif de refus a une fiche spéciale teintée d’une couleur particulière, de sorte qu’à première vue un présentateur peut voir pourquoi ses billets n’ont pas été admis.

Tous les billets réguliers sont rassemblés alors, réunis au bordereau et expédiés à un bureau mystérieux où ils vont être étudiés, pesés, eût dit Montaigne, non plus sous le rapport des défauts extérieurs, mais au point de vue des qualités morales et de la confiance qu’ils peuvent inspirer. Une grande table couverte d’un tapis vert, contre la muraille des sortes de huches en bois remplies de cartes rangées par ordre alphabétique et portant chacune un nom, c’est là tout le mobilier; mais les billets étalés sur cette table montrent souvent les plaies du crédit de celui qui les a tirés, et les cartes sont le répertoire explicatif de tous les protêts qui ont atteint le commerce de la France entière. Lorsque je suis entré dans ce cabinet, le travail a cessé immédiatement, et les bordereaux, repliés, ont caché tous les billets qu’on examinait. Il devait en être ainsi; il faut que cette redoutable opération reste secrète. Divulguée, elle pourrait pour longtemps compromettre la réputation commerciale d’un homme. Là on connaît avec une sûreté presque diabolique tout ce qui touche au crédit particulier. Pour exercer ces graves fonctions qui sauvegardent la responsabilité de la Banque et aussi l’honorabilité des commerçans, il est nécessaire d’allier une prudence irréprochable à une mémoire prodigieuse; les cartes sont plutôt des archives que des documens à consulter, et il est assez rare qu’on y ait recours. Bien des gens, voulant savoir positivement à quoi s’en tenir sur la situation de tel ou tel négociant, sont venus dans ce bureau, et ont interrogé le chef de service. Jamais, sous aucun prétexte, une réponse n’a été donnée. La Banque est un établissement tellement hors de proportion avec tous les autres, elle est si impersonnelle, elle jouit d’une considération si puissante, que toute parole de blâme émanant directement d’elle est faite pour ruiner d’un seul coup le crédit le mieux établi. Les employés de