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hommes qui sont l’écueil le plus funeste pour les nations et leur font payer chèrement la gloire de les avoir produits.

C’était la troisième fois que la destinée offrait au peuple romain l’occasion de s’affranchir. La première fois, après la mort d’Auguste, on pouvait hésiter, car dans le palais de Nola veillait la terrible Livie; la seconde fois, au retour de Germanicus, c’était Germanicus lui-même qui avait fait défaut à sa fortune et à son parti ; mais aujourd’hui rien ne pouvait faire défaut au peuple que sa propre volonté et son courage. On était le 24 janvier de l’an 41 à une heure après midi. Il faisait froid, mais le froid n’est pas toujours un calmant pour les natures méridionales, les folies du carnaval moderne et du Corso en sont la preuve; l’exaltation naturelle aux Romains leur tient lieu de soleil. Matériellement et moralement rien ne s’opposait à l’essor de la liberté.

La première impression fut la stupeur. Les uns disaient que Caligula vivait et voulait éprouver les sentimens secrets de ses sujets; les autres peignaient l’avenir sous des couleurs sinistres; les plus prudens se demandaient quel serait le nouveau maître. Le peuple se défiait du sénat, le sénat des chevaliers, les chevaliers du peuple, tous des soldats prétoriens. On était rassemblé au théâtre, car c’était un jour de représentation. Tout à coup se montre la cohorte la plus féroce de la garde, les Germains, qui parlaient à peine la langue de Rome et ne connaissaient que l’empereur. Furieux d’avoir laissé tuer leur maître, ils avaient battu le palais et la ville, cherché partout les conspirateurs, égorgé trois ou quatre sénateurs qu’ils avaient trouvés sur leur chemin et dont ils apportaient les têtes; ils bloquaient les vomitoires du théâtre, avec menace de tout massacrer. Ce fut une explosion de gémissemens, de supplications, de protestations d’innocence, de regrets et d’éloges à l’adresse du prince immolé : on finit par attendrir les Germains, qui jetèrent sur un autel les têtes qui embarrassaient leurs mains, et, comme de bons dogues désarmés, retournèrent au Palatin. Aussitôt le peuple se répandit dans les rues et courut au Forum. Là, plein de ses émotions récentes, d’autant plus furieux qu’il avait eu peur, il voulut venger le cher et divin Caligula, le pourvoyeur de ses plaisirs et de ses fêtes, le sage qui avait dévoré les riches au profit des pauvres, satisfaisant ainsi aux lois essentielles de la démocratie impériale. Déjà commençait la réaction. « Le meurtrier de Caïus? quel est le meurtrier de Caïus? » criait-on. Alors un Gaulois, Valérius Asiaticus, personnage considérable, qui avait été deux fois consul, s’élança à la tribune : « Plût aux dieux que ce fût moi! » dit-il, en forme d’exorde. Ce mélange d’audace et de présence d’esprit propre à sa race déconcerta les fanatiques. Pendant ce temps,