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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/346

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il ne restait que la force, c’est-à-dire les prétoriens. De fait ils régnaient, ils étaient les seuls maîtres, ils étaient dix mille empereurs. Ils avaient égorgé trop de sénateurs pour subir la loi des survivans, traîné aux gémonies trop de chevaliers pour ne pas rire de l’ordre équestre, trop fréquenté la plèbe de Rome pour croire aux droits du peuple romain. Les lois seules auraient pu leur imprimer quelque respect : ils ne connaissaient même pas les lois.

Voici ce qui s’était passé sur le Palatin, tandis que le sénat discutait au Capitole et que le peuple attendait au Forum. À la nouvelle de la mort de Caligula, les prétoriens s’étaient répandus dans les rues de Rome, avaient couru au palais, inquiets, indignés, furieux. — « Qui nous paiera ? qui nous gorgera ? qui veillera à nos besoins comme à nos plaisirs ? » Tout en échangeant leurs alarmes, les soldats s’étaient mis à piller. Le raisonnement aurait pu leur démontrer que, césar mort, ils étaient les héritiers de césar ; mais le raisonnement n’était point nécessaire pour justifier à leurs yeux le pillage : ils pillaient d’instinct. Dans un corridor obscur, sur quelques marches qui conduisaient à la porte d’une salle close, pendait une tapisserie qui servait de portière, et derrière laquelle on apercevait deux pieds. Ces deux pieds tremblaient, tandis qu’un grand corps invisible agitait les plis de la tapisserie. En ce moment passait un soldat prétorien dont l’histoire n’a point assez glorifié le nom, puisqu’il a donné à Rome un empereur et au monde un sujet d’admiration de plus : ce soldat s’appelait Gratus. Gratus aperçoit la cachette, il croit y trouver un assassin de Caligula, il tire et amène au jour un pauvre diable éperdu, pâle, décomposé par la terreur, qui se jette à ses genoux et lui demande d’épargner sa vie. Gratus reconnaît ce singulier personnage, le remet sur jambes à grand’peine et le salue empereur. Sa trouvaille n’était autre que Claude, l’oncle de Caligula, Claude, le neveu de Tibère, le jouet de la cour et la fable de la ville, Claude qui certes n’avait jamais prévu qu’il régnerait un jour. Gratus l’emmène, le montre à ses camarades, leur raconte ce qu’il a fait ; ils l’approuvent, jettent Claude plus mort que vif dans une litière, parce que la terreur ne lui permettait plus de se soutenir, et l’emportent sur leurs épaules comme une proie. Le misérable était si pâle et si lamentable que les passans le plaignaient, croyant qu’on le menait à la mort. Les soldats le conduisaient dans leur repaire, au camp prétorien ; là, moitié riant, moitié sincères, ils l’établirent au prétoire et le saluèrent empereur.

Le sénat ne prit point au sérieux cette nouvelle ; il ne crut point que Rome accepterait pour empereur celui que les empereurs eux-mêmes avaient rejeté de leur famille comme indigne. Un tribun du peuple fut envoyé simplement à Claude pour le convoquer