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trompé par ses femmes, joué par ses esclaves, amusé par ses affranchis et ses parasites; il aurait compilé quelques livres de plus, et il aurait disparu sans laisser un sillon ensanglanté dans l’histoire. Son mauvais génie, sous la forme du prétorien Gratus, l’a jeté sur le trône. Tous ses vices ont pris aussitôt une importance funeste. Les Arabes ont un proverbe. « Chacun, disent-ils, porte ses défauts serrés sous l’aisselle; mais celui qui fait le geste du commandement les montre tous, dès qu’il lève le bras.» Dénué de sens moral et de fierté, lâche, cruel, crédule, cachant une âme servile dans un corps grotesque, Claude a contribué plus encore que Caligula à l’avilissement du pouvoir. Il a révélé aux Romains de la façon la plus hideuse quelle est la récompense des entraînemens populaires vers une race préférée, quel est le danger du fétichisme, où conduisent la passion d’obéir et la rage de la servitude. Voilà donc le maître du monde! voilà donc le frère de Germanicus! voilà donc le produit de ce sang bien-aimé! Sur cette tête hébétée, frappée de la foudre, mue par un tremblement perpétuel, cent vingt millions d’hommes ont les yeux fixés avec crainte ou avec espoir! Pour cet idiot, il y a un public, l’univers; il y a une histoire, elle est écrite dans toutes les langues; il y a une postérité, puisque nous l’étudions; il y a une apothéose, car il sera fait dieu, comme les autres césars. Et cependant ce rejeton d’une race tant souhaitée a été aussi funeste que les tyrans les plus exécrés. Il a versé des flots de sang, il a favorisé le développement d’une corruption effrénée. C’est le soliveau de la fable que les grenouilles escaladent et insultent; mais sous le soliveau des hydres innombrables se tiennent enlacées et dévorent le peuple. Les césariens ont célébré pendant la plus grande partie de ce règne de véritables saturnales. Les prétoriens ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils huaient Narcisse qui voulait les haranguer et lui criaient, comme au jour de la fête des esclaves : Io ! io ! saturnales !l C’est en effet la plus honteuse des orgies et la plus prolongée que celle de ces valets impudens qui ont tout vendu, tout dilapidé, tout énervé, tout confondu dans l’état. Ils ont achevé d’un seul coup l’œuvre d’Auguste et de Tibère; ils ont infligé à des hommes libres le dernier affront qu’ils puissent subir, obéir à des esclaves et les flatter! Néron peut paraître désormais avec son armée d’histrions, de mimes, de cochers, d’eunuques, de courtisanes, de baladins : le règne des césariens explique son règne, leur triomphe prépare son avènement.


BEULE.