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retiré à temps, et, à l’abri de tout danger sérieux, il pouvait tranquillement attendre en Mecklembourg que la tempête fût passée. Il n’en fit rien; malgré tous les conseils, il se rendit ouvertement à Berlin au mois de novembre de 1833. Il comptait sur sa qualité d’étranger; mais elle ne le protégea point. Il fut arrêté et, malgré les réclamations du gouvernement mecklembourgeois, compris dans l’instruction commencée alors contre un grand nombre de ses camarades. Elle dura toute une année, dont six mois se passèrent pour Reuter dans la Hansvogtei (conciergerie) de Berlin, sous le régime le plus dur et dans les privations les plus pénibles. Il avait un sac de paille pour tout mobilier, et pour toute vue un coin de ciel large de deux mains. L’ennui et l’anxiété étaient pires encore que les souffrances matérielles. Il trouva moyen d’écrire : d’un morceau de cuiller, qu’il avait réussi à dérober et qu’il aiguisa, il se fabriqua un couteau; il tailla une plume dans une lamelle de bois, et se fit de l’encre en brûlant des coquilles de noix qu’on lui avait données pour la fête de Noël. Il transcrivit ainsi de mémoire un poème entier de Byron, la Fille de Jephté. Byron était alors son homme. Il composait aussi des poésies, « des vers simples, dit-il, où je mettais toute l’amertume de mon état, où je détruisais le monde entier pour m’établir sur les décombres comme un second Dieu. Heureusement pour le monde, tout cela est perdu, et ces poésies n’ont plus d’écho dans mon cœur. »

Les accusés comparurent enfin. Plusieurs furent condamnés à mort pour crime de haute trahison ; Reuter était du nombre. Le jugement, en ce qui le concerne, n’était pas motivé, paraît-il. La réserve qu’il a gardée sur ce point honore trop son caractère pour qu’on ne la respecte pas; mais, si l’on considère la suite de sa vie, sans rancune, sans haine, en dehors et au-dessus de toutes les passions révolutionnaires, il est permis de croire qu’il a payé bien cher quelques excès de jeunesse. Il se pourvut en grâce, et obtint que la peine fût commuée en trente années de prison. Le Mecklembourg cependant n’avait cessé de le réclamer; mais tous les efforts furent vains, et le 15 novembre 1834 il partit pour la forteresse de Silberberg en Silésie. Il avait la vie sauve, mais à quel prix! Qu’on se le figure ainsi séquestré à vingt-quatre ans, seul avec lui-même et sans autre perspective que trente années de prison. Dans quel état en sortirait-il, s’il n’y succombait pas? Il y avait entre le monde et lui un abîme entr’ouvert et qu’il n’osait sonder; son imagination surexcitée grossissait encore les fantômes et les ombres : il y a là des vertiges de pensée qui font horreur. Les regrets s’y joignaient avec de tristes retours vers son enfance et tous ceux qu’il aimait, dont maintenant il faisait le désespoir. Il paraît cependant qu’il trouvait