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leur devoir sur le champ de bataille et savaient le train du monde, ne nous ont jamais maltraités. » Celui-ci examina leurs papiers. « Je vois, dit-il, que vous êtes des gens convenables; on vous traitera bien, car mon devoir n’est pas de faire souffrir davantage des hommes qui sont déjà dans le malheur; mais, prenez garde, il y a ici quelqu’un que vous devez connaître, un certain S..., détenu pour les mêmes raisons que vous, et dont autrefois j’ai beaucoup connu le père. Il m’a fait le méchant tour de se fiancer avec la fille d’un officier, — honnêtes fiançailles assurément. Je lui ai permis de la visiter trois fois par semaine ; ne l’imitez pas, je ne pourrais en faire autant pour vous. » — Ce S... était bien connu des deux amis; personnage vaniteux et plein de prétention, il désolait le capitaine par la peinture de ses amours et fatiguait Reuter de la lecture de ses œuvres poétiques. L’un et l’autre s’étaient établis dans des casemates claires et bien aérées. Avec ce qu’ils recevaient de leurs familles, ils arrivaient à se nourrir convenablement; enfin ils pouvaient communiquer entre eux, dessiner, lire, écrire et se promener matin et soir dans une grande allée de tilleuls sous la surveillance d’un sous-officier. La forteresse elle-même n’avait pas trop l’air d’une prison. Il y avait de vastes cours et le long de la promenade des logemens occupés par les familles des officiers. Comparée à celle qu’ils venaient de mener, cette vie leur semblait presque heureuse. Elle s’améliora encore avec le temps. De nouveaux détenus politiques arrivèrent : joyeux compagnons jadis, il fallait bien que par momens leur bonne humeur reparût. Ils cherchaient à prendre leur mal en patience, et ils y parvinrent la plupart du temps. Figures originales, dont Reuter nous trace d’aimables portraits : il ne nous dit point leurs noms; mais les sobriquets qu’ils se donnaient entre eux sont plus expressifs pour nous. C’était d’abord don Juan, libraire de son état, beau garçon, d’humeur libertine, de goût changeant, et qui menait l’amour du côté positif, puis un petit homme tout sec, au teint bilieux, aux cheveux bruns, qui avait des inclinations scientifiques sans doute, car on le nommait Kopernikus, enfin le dernier venu, gras, replet, teint rosé, calvitie vénérable, démarche affable, parler onctueux, œil noyé de componction, et que ses camarades appelaient l’archevêque. Le fait est qu’à son arrivée tout le monde le prit pour un prélat polonais que l’on attendait justement ce jour-là. On se pressa sur son passage, la foule lui demanda sa bénédiction, il ne la refusa point, et les choses n’en allèrent ni mieux ni plus mal.

La jeunesse est comme les plantes vivaces; qu’importe où le vent les jette? Un brin de terre, une échappée de soleil, et voilà que la sève remonte et que le rocher se couvre de fleurs. Les casemates