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Il ne donnait point en effet dans les extravagances sérieuses où se complaisaient ses amis; il se bornait à s’en amuser et à empêcher les choses de tourner au tragique. Il dessinait beaucoup, lisait le plus possible; son âme était ailleurs, et le souci dévorant de la jeunesse perdue le rongeait sourdement. Il n’était point au quart du chemin, et ces années lui avaient paru si longues! « Je voudrais vieillir de vingt-cinq ans, » disait-il à ses camarades de prison. Parfois cependant une émotion douce, quelque chose comme un parfum frais et léger de vie, venait réjouir son cœur. Aurélia avait une sœur cadette qui jouait souvent sur la promenade à l’heure de son passage. « C’était, dit-il, une enfant si merveilleusement gracieuse que Bartels lui-même en était touché, et me permettait de m’arrêter un peu plus longtemps auprès d’elle. De ses grands yeux bruns rayonnait une gaîté si espiègle, et sur son frais visage l’ombre et la lumière se succédaient si rapidement, qu’on l’eût crue née sous un rayon de soleil, à l’ombre douce d’un tilleul. Il semblait que sa courte vie se fût écoulée dans un pays au printemps éternel. Elle est morte, je suis devenu vieux; mais, quand je rencontre une jolie enfant, je la compare malgré moi avec ma petite Ida, et je remercie Dieu aujourd’hui encore de m’avoir fait sentir par ce petit être une joie aussi pure. » Ce fut là tout son roman.

Le temps s’écoulait, et Reuter commençait à perdre courage. Presque tous ses anciens camarades d’Iéna avaient été remis en liberté. Le gouvernement mecklembourgeois l’avait par trois fois réclamé sans succès. Enfin le grand-duc Paul-Frédéric intervint personnellement auprès du roi de Prusse, son beau-père: mais tout ce qu’il put obtenir, ce fut que Reuter achèverait sa captivité dans une prison de son pays. Il quitta donc Graudenz et se sépara de ses amis: ceux-ci du reste espéraient bientôt obtenir leur grâce. On le dirigea sur Domitz, en Mecklembourg. Il retrouvait sur son chemin des visages amis, et, pour la première fois depuis six ans, il revoyait la campagne, les fleurs et la verdure. Le premier bois qu’ils traversèrent, ce fut un ravissement. La route montait, il obtint de suivre la voiture à pied. « Le postillon sonna une joyeuse fanfare, le bois embaumait; ma poitrine se dilatait, les insectes dansaient dans le soleil. On pouvait, de joie, redevenir enfant, un véritable enfant. Je me laissai tomber sur le bord du fossé, et je me mis à pleurer. » A Domitz, il était presque prisonnier sur parole; le commandant de place le recevait dans sa famille. Il resta là un an et trois mois, étudiant l’agriculture. Cependant le roi de Prusse était mort, et Frédéric-Guillaume IV avait inauguré son règne par une amnistie; mais Reuter n’y était point compris. On réclama, et, comme la réponse tardait, le grand-duc prit sur lui de le remettre en liberté.