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des pages émouvantes, et surtout de ces tableaux de genre que l’on admire si justement dans son pays. J’en voudrais présenter au moins un au lecteur.

Hanne Hüte est le fils d’un forgeron. Il a pris ses vingt ans, et s’en va partir le sac sur l’épaule pour faire son tour d’Allemagne. Il se rend chez le vieux pasteur du village pour lui faire ses adieux. Il le trouve se promenant sous ses tilleuls, tout ragaillardi et rasséréné par le retour du printemps. Hanne lui annonce son départ pour le lendemain. « — Hé! hé! voilà qui est charmant, s’écrie le vieillard; au premier jour de mai se mettre en voyage, lorsque la nature vient de se réveiller, lorsque tout verdit et se couvre de fleurs, aux chants du rossignol et de l’alouette s’en aller par le monde, le monde est si beau !... » — Il fait apporter une bouteille de vin. On boit à la santé du voyageur un verre, puis un autre; le temps est tiède, toutes les choses renouvelées sourient alentour; c’est comme un flot de sang jeune et frais qui vient dilater le cœur du vieillard et fait briller ses yeux.


« N’était mon âge et ma pince qui me retiennent, dit-il, je partirais, ma foi, volontiers avec toi. Tu vas loin, tu fais bien. Il faut qu’un garçon, vois-tu, apprenne à se tirer d’affaire, à parer les coups et à les rendre, à combattre l’ennemi et à le vaincre, jusqu’à ce qu’en lui se soit formé un homme qui puisse à son tour se vaincre lui-même... Reviens au pays en brave et bon garçon. Encore un coup, parbleu! et, si tu le peux sans nuire à ton travail, cherche à orner avec les fleurs du chemin ton bâton de voyage. Va par les belles campagnes allemandes, contemple du haut des montagnes la verdure des vallons et le ruban argenté des torrens qui serpente parmi les blés. Salue les murs blanchis des vieilles cités où se conservent les mœurs et le caractère allemands, et salue aussi en mon nom la noble contrée où ce vin fut vendangé. Regarde-moi, mon fils : dans mon vieil âge vit tout frais encore le souvenir du temps où, comme toi, libre et jeune, je pris mon essor vers le pays lointain. Ah! Iéna! Iéna! mon cher fils... Écoute, as-tu jamais entendu le nom d’Iéna, l’as-tu lu quelque part? J’y demeurai une année, la belle année que ce fut là!»


Et voilà que les souvenirs lui montent à la tête comme une vapeur légère, et l’étourdissent un instant. Les grands coups que l’on buvait, les terribles estocades échangées et les chansons surtout!... Le bonhomme n’y tient plus et se met à chanter : « Les philistins nous veulent du bien; du diable s’ils savent ce que c’est qu’être libre! » À ces accens profanes, la pastoresse accourt tout effarée, « — Eh! père, qu’as-tu donc? quel exemple donnes-tu là ? — C’est ma foi vrai, reprend-il; la jeune et joyeuse vie du printemps, le vin et les souvenirs du temps où nous chantions ces couplets, tout cela