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m’avait un peu troublé la tête; mais tu as raison... » Et se retournant vers Hanne : — « Mon cher fils, ajoute-t-il, ne t’abandonne jamais à la folie. Tout est vain dans le monde. Le roi Salomon l’a dit il y a longtemps. » Tout en devisant ainsi, il le reconduit à la porte du jardin. « — Vois autour de toi, poursuit-il, toute la création est profondément plongée dans le péché, et depuis la chute primitive elle n’exhale vers le ciel rien que des puanteurs... Attends un peu,... n’est-ce pas le rossignol? En vérité, c’est lui, écoute donc; c’est bien lui, quelle merveille! Oui, la nature est corrompue, et par les délectations de la créature le malin tâche de nous surprendre; c’est pourquoi mon fils... Hé! hé! voilà qu’il chante encore. Comme la voix du rossignol pénètre doucement le cœur et le console! On dirait que, comme une aspiration, elle vient du ciel pour élever et entraîner les âmes : si douce est la puissance de sa mélodie... Ainsi tu pars dès demain, et nous causions tout à l’heure du péché. Dieu soit avec toi, mon fils! Je te dirai une autre fois les raisons de croire à la corruption des choses... — Adieu, dit Hanne, et, comme il s’éloigne, le vieillard, demeuré sur le seuil, lui crie encore de loin : — A ta place, j’irais à Iéna. »

Cette petite scène, si vraie dans sa poésie naïve, peut donner une idée de ces peintures de la vie intime où Reuter a excellé, et qui sont un des grands mérites de ses ouvrages en prose. L’interprétation donnée ici même, sous le titre de En l’année treize, du récit intitulé Ut de Franzosentid me dispense d’en fournir une analyse. Ce petit roman est un des ouvrages les plus achevés de Reuter et montre parfaitement sa manière. Il décrit peu, simplement, ne disant rien que ce qu’il faut pour déterminer le lieu de la scène. C’est l’activité humaine qu’il étudie ici; c’est des caractères qu’il se préoccupe avant tout. — Une esquisse de quelques lignes vous donne les traits et le ton du personnage; vous le voyez se mouvoir ensuite; c’est à vous de le juger comme il vous plaît et de l’expliquer comme il vous convient. Reuter procède en poète plutôt qu’en psychologue; il saisit la vérité d’un élan spontané bien plutôt qu’il ne l’atteint par réflexion. Il raconte et n’analyse pas. Il ne cherche point à pénétrer le travail intime de la conscience, il n’en présente que le résultat et ne montre l’homme qu’en action. Par cette manière brève et simple, il se rapproche bien plus de nos anciens romanciers, Lesage par exemple, que des modernes. Du reste peu d’invention, encore moins de ce qu’on nomme le métier. Avec des facultés d’observation aussi remarquables, cet art consommé de reproduire la réalité vivante qu’aucun écrivain allemand n’avait égalé depuis Goethe, cette fécondité enfin et cette variété si rare de types originaux, il est, en ce qui regarde la composition, d’une insuffisance qui surprend. Il ne trouve point d’événemens ou néglige