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ailleurs : boutiques nombreuses et bien garnies, sans nul étalage et nul éclat, lieux de plaisir et de réunion rares et sans trompeuses amorces, habitudes régulières et sages; dès neuf heures du soir, tout bruit s’éteint. Un ami du correspondant de la Revue à La Haye, M. Belinfante, veut bien m’introduire dans un des cercles de la ville, celui où se réunit la bourgeoisie lettrée, avocats, professeurs, employés des divers ministères. Ces vastes salles, propres et sans luxe, en bois de chêne verni et luisant, me reportent à deux cents ans en arrière, à l’époque où nos magnifiques seigneurs eux-mêmes allaient boire ou se délasser dans les salles de quelque cabaret en renom, et me font songer par la disposition du mobilier à quelques-uns des intérieurs de taverne des anciens peintres hollandais. Dans ce cercle, par parenthèse, on me fait faire connaissance avec les sandwichs aux crevettes, friandise de saveur toute populaire, régal de marin et de pêcheur, dont le goût et le parfum, en pénétrant mon cerveau, y évoquent, non certes des visions poétiques d’Orient à l’instar de l’opium, mais, ce qui vaut tout autant, de prosaïques et cordiales visions, de solides et braves images du passé, — vieux loups de mer, grasses commères épanouies, bourgeois qui n’ont jamais connu la légèreté d’esprit que donne la pratique ascétique du jeûne, hobereaux qui ne pèchent point par la mièvrerie des goûts. Après la première gorgée, le squire Tobie Belch, oncle de la belle Olivia, de Shakspeare, et son compère André Aguecheek, se sont mis à danser leurs gigues devant mes yeux, et quand j’ai eu achevé, il m’a semblé que je venais de lire un bon chapitre d’un roman anglais du dernier siècle, de Fielding ou de Smollett. Le cercle de la noblesse, que j’ai pu inspecter tout à mon aise par ses fenêtres bien éclairées, ne pèche pas non plus par l’exagération du luxe, et fait sous ce rapport un contraste singulier avec la salle vraiment somptueuse du club d’Utrecht; sa plus grande magnificence est certes sa situation au bord du Vivier, dont l’eau caresse ses murailles, point de la ville d’où l’on a parfois de ravissans aspects pittoresques, et des effets de lumière et de vapeur d’une finesse et d’une élégance froides dont peut seulement donner une idée l’espèce de gaze diaphane et glacée des belles gravures anglaises sur acier. C’est une magnificence, il est vrai, qui en vaut une autre, et la perpétuelle bucolique qui s’étend sous les yeux des membres du cercle privilégié de La Haye vaut bien pour la santé de l’imagination le perpétuel vaudeville dont les personnages défilent tout le long de l’année sous les yeux des affiliés de notre Jockey-Club.

Mais, en dépit de cette simplicité dans les habitudes extérieures et de cette absence de tapage fastueux, La Haye est partout marquée d’un cachet royal qui est son unique caractère : de là son