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abnégation à toute épreuve. Il faut renoncer à décrire ces marches harassantes, ces colonnes allongeant leur unique file par des sentiers étroits à peine tracés au milieu des rochers et des précipices, ces bivouacs sur un sol tantôt poudreux, tantôt détrempé par les orages, où dix officiers s’entassaient dans une simple tente de soldat. Bien souvent les troupes, parties à la pointe du jour, n’avaient pas gagné le camp avant la tombée de la nuit. C’était une coupure imprévue qu’on avait rencontrée et qui n’avait pu être franchie qu’après deux ou trois heures de travail ; plus fréquemment, c’était la chute de quelque mulet dans un passage étroit qui avait arrêté la colonne. Ces accidens se renouvelaient dix fois, vingt fois dans une seule marche, et le soir, au lieu du repos si nécessaire, de nouvelles épreuves attendaient le soldat au bivouac. Souvent les bagages n’arrivaient qu’à une heure avancée de la nuit ; la ration, rarement complète, ne donnait qu’une nourriture insuffisante ; le temps manquait pour cuire les alimens. Un peu de viande, une livre de farine de médiocre qualité, quelques grammes de thé, voilà de quoi se composait l’ordinaire du soldat. Le pain, le biscuit même, étaient choses inconnues, encore plus l’alcool pour couper l’eau, parfois saumâtre et malsaine. L’officier avait à souffrir les mêmes privations et partageait en tous points le régime du soldat. Quant aux animaux, leur condition était, s’il est possible, plus misérable encore ; très rarement ils recevaient la moitié de la ration rigoureusement nécessaire, et ils n’en devaient pas moins marcher tous les jours, car il était impossible de donner aux troupes une seule journée de repos.

Quelques mots sur le pays compris entre Antalo et Magdala feront mieux sentir avec quelles difficultés l’armée anglaise allait se trouver aux prises dans cette seconde partie de la campagne. Presque en sortant d’Antalo, la route s’engage dans une région de hautes montagnes dont les diverses chaînes, s’étendant dans une direction perpendiculaire à celle de la ligne d’opérations, forment autant d’obstacles considérables à franchir. A chaque étape, il faut ainsi passer des cols situés à une hauteur de 1,000 mètres et plus au-dessus de l’altitude générale du plateau, ou descendre dans de profonds ravins qui présentent les mêmes différences de niveau[1]. On traverse successivement une série de vallées dont les torrens s’écoulent à l’ouest vers le Tacazzé ; dans l’une d’elles se trouve le lac Ashangi. A quelques marches de Magdala, la route coupe le

  1. Ce sont ces ascensions répétées souvent plusieurs fois dans la même journée qui donnèrent lieu à une plaisanterie attribuée par le Times à un soldat anglais et qui avait cours en effet dans l’armée : « They may call it a table land, but I call it a table turned upside down, and we are marching up and down the legs. »