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convient la force aveugle de l’hérédité ? Quand il marie ensemble les pères et les filles, les frères et les sœurs, comme l’ont fait Bakewell et les frères Collins, que fait-il, sinon concentrer toutes les forces héréditaires et en accroître l’énergie ? Dans le monde organique aussi bien que dans le monde inorganique, l’homme intervient avec son intelligence et sa volonté ; il dirige, amoindrit, neutralise ou exalte certaines forces. Par cela même, il modifie la résultante qu’eût produite la libre action de ces forces, et obtient des résultats qui lui appartiennent en propre, que la nature ne saurait réaliser, quelque temps qu’on lui accorde. Voilà comment l’homme crée ces races extrêmes, ces chiens, ces lapins, ces pigeons, ces cyprins dorés, ces fruits, ces légumes de toute sorte dont l’équivalent ne s’est jamais rencontré à l’état sauvage, au dire même de ceux qui proclament la toute-puissance de la nature.

Le mens agitat molem du poète est scientifiquement vrai. Qu’il s’agisse des êtres vivans ou des corps bruts, l’homme est souvent plus puissant que la nature. En revanche, ses œuvres sont relativement bien peu stables, et ne subsistent que sous la protection de celui qui leur a donné naissance. Dès que l’homme cesse de veiller sur les produits de sa propre industrie, ceux-ci retombent sous l’empire des lois générales, et, plus ils sont exceptionnels, plus vite ils disparaissent ou rétrogradent vers le point de départ. En quittant nos potagers, les légumes les plus délicats redeviennent promptement de mauvaises herbes ; échappé à nos volières, le pigeon retourne au biset, et le chien marron reprend les formes et les mœurs d’une bête féroce. Tout au plus gardent-ils la trace des caractères acquis artificiellement qui n’ont rien d’incompatible avec les nouvelles conditions d’existence ; mais ceux-ci sont constamment amoindris et ramenés dans les limites que comportent les variations naturelles. Les arbres fruitiers retrouvés libres par van Mons dans les Ardennes, le pigeon marron des falaises d’Angleterre, les porcs sauvages d’Amérique, les chiens des pampas, sont autant d’exemples d’un retour imparfait aux types primitifs.

Ces retours plus ou moins complets relèvent essentiellement de la lutte pour l’existence et de la sélection naturelle ; ils montrent clairement le résultat général de ces deux grands phénomènes qui neutralisent ici jusqu’aux lois de l’hérédité. L’un et l’autre sont essentiellement des agens d’adaptation. Avant tout, ils tendent à mettre en harmonie les êtres vivans avec le milieu qui les entoure. Nous avons vu Darwin lui-même leur reconnaître hautement ce caractère. Or, le milieu étant donné, les conditions nécessaires de cette harmonisation sont identiques pour tous les individus représentant une même espèce. Par conséquent, la lutte pour l’existence