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la liberté, conquérir des garanties publiques, réaliser les conditions d’un gouvernement vivant par l’opinion et pour l’opinion. Voilà une autre œuvre assez difficile pour ne s’accomplir qu’avec lenteur, assez sérieuse pour que bien des esprits la considèrent comme la première. Et cependant ce n’est rien encore : à travers ces troubles extérieurs ou intérieurs apparaissent d’autres questions plus redoutables peut-être que toutes celles dont on s’émeut sans cesse ; ce sont ces questions sociales, que nous avons vues depuis quelques mois voyager un peu partout, à Bruxelles, à Berlin, à Vienne comme à Paris, qui se montrent dans un assez ridicule accoutrement au sein de nos réunions publiques, qui viennent de se réveiller à Genève à propos d’une grève industrielle, et qu’il serait difficile de ne pas entrevoir de profil jusque dans cette réunion du conseil d’état aux Tuileries où l’empereur est venu faire enregistrer son opinion sur la suppression des livrets d’ouvriers. Remettre la paix dans la situation troublée de l’Europe, faire rentrer la liberté dans les institutions politiques, introduire de plus en plus l’équité dans les rapports sociaux, trois problèmes dont chacun suffirait à lui seul pour occuper les hommes de bonne volonté, et qui, réunis, ne font pas à notre temps une vie des plus commodes.

Il faut bien s’accoutumer cependant à vivre en face de ces problèmes, qui sont autant de sphinx incessamment posés devant nous pour le tourment de l’esprit contemporain, et le moins pressant, le moins grave, n’est point celui qui touche au travail, à l’organisation industrielle, à la condition des ouvriers dans la société nouvelle. Assurément, en donnant une solennité exceptionnelle à la dernière réunion du conseil d’état aux Tuileries, en tenant une sorte de lit de justice et en saisissant l’occasion de prononcer un de ces discours qu’il médite avec soin, l’empereur a voulu montrer combien il est préoccupé de ces questions sociales qui pèsent sur l’Europe moderne ; il a voulu être agréable aux ouvriers, et il les a délivrés de l’obligation du livret. Tous les membres du conseil d’état n’ont pas été, dit-on, également convaincus par le discours impérial : il y a eu des avis contraires, des doutes sérieusement exprimés et en fin de compte des abstentions dans le vote ; mais n’importe, la manifestation était faite. Reste à savoir s’il n’y avait pas quelque disproportion entre la solennité de cette démonstration souveraine et le résultat pratique. Qu’on supprime le livret, cela flattera peut-être un certain goût d’indépendance et d’égalité ou l’amour-propre de quelques ouvriers, ce sera tout ; au fond, le livret n’avait plus qu’une médiocre importance dans l’industrie ; il avait perdu surtout sa signification irritante depuis que les patrons n’avaient plus le droit d’y inscrire aucune note. Ce n’était pas une marque d’infériorité, c’était une nécessité de la vie industrielle, une constatation d’identité ; c’était pour l’ouvrier qui en était porteur un moyen facile et commode de s’accréditer dans les ateliers où