Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

connu les immenses avantages. » Alors la sélection aura choisi parmi les neutres les petites variations accidentelles, et les aura de plus en plus caractérisées, et « ainsi s’expliquerait aisément ce fait merveilleux que dans un même nid il puisse exister deux castes d’ouvrières stériles très différentes l’une de l’autre, ainsi que de leurs communs parens. » On objecterait vainement à Darwin que la lutte pour l’existence et la sélection qu’elle entraîne sont des faits essentiellement individuels, d’après la manière même dont il les a présentés dans ses premiers chapitres, que, s’ils peuvent agir par voie d’hérédité continue sur les descendans d’un ancêtre primitif, il est impossible d’en comprendre l’application à des familles de neutres que rien ne relie entre elles, — que la fécondité ininterrompue des pères et des mères tend sans cesse, en vertu de la loi d’hérédité, à effacer la neutralité des enfans, — qu’il y a par conséquent là quelque chose d’inexpliqué et d’inexplicable par les principes fondamentaux de sa théorie. Darwin a répondu d’avance que dans un cas pareil la sélection agit comme un horticulteur qui, ayant produit un légume exceptionnellement savoureux, « sème un plus grand nombre de graines de la même race dans l’espérance d’obtenir la même variété[1]. »

On voit comment, chez Darwin aussi bien que chez ses devanciers, l’hypothèse entraîne l’hypothèse. Peut-il du moins à l’aide de ces théories accessoires, de ces comparaisons, de ces métaphores, rendre compte de tous les faits ? Non, il le reconnaît lui-même avec une grande bonne foi et à plusieurs reprises ; il est vrai qu’il ajoute : « J’ai la conviction cependant que de pareilles objections ont peu de poids, et que ces difficultés ne sont pas insolubles. » Souvent aussi il proclame hautement ce que le savoir actuel a d’incomplet ; mais, au lieu de trouver un motif de réserve dans ce défaut de notions précises et suffisamment étendues, il semble y puiser une hardiesse nouvelle. Les doctrines reposant sur l’instabilité des espèces ont été quelquefois combattues par les paléontologistes et les géologues. Pour répondre à leurs objections, Darwin consacre un chapitre entier à démontrer l’insuffisance des documens fournis par les sciences qui ont pour objet le passé de notre globe. « Pour ma part, dit-il en concluant, je regarde les archives naturelles de la géologie comme des mémoires tenus avec négligence pour servir à l’histoire du monde, et rédigés dans un idiome altéré et presque perdu. De cette histoire, nous ne possédons que le dernier volume, qui contient le récit des événemens passés dans deux ou trois contrées. De ce volume lui-même, seulement ici et là un court chapitre

  1. Darwin, chap. VII, 10.