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a été conservé, et de chaque page quelques lignes restent seules lisibles. Les mots de la langue lentement changeante dans laquelle cette obscure histoire est écrite, devenant plus ou moins différens dans les chapitres successifs, représentent les changemens en apparence soudains et brusques des formes de la vie ensevelies dans nos strates superposées et pourtant intermittentes. Lorsqu’on regarde de ce point de vue les objections que nous venons d’examiner, ne semblent-elles pas moins fortes, si même elles ne disparaissent pas complètement ? »

À mon tour, je demanderai si cette conclusion est bien légitime. Certes Darwin est dans le vrai quand il refuse à certains naturalistes le droit de dogmatiser en s’appuyant sur des études incomplètes, sur des observations rares et isolées. Est-il pour cela autorisé à présenter comme autant de preuves en sa faveur les lacunes mêmes de la science, à en appeler aux volumes, aux feuillets perdus du livre de la nature ? Évidemment non. Eh bien ! la moindre réflexion suffit pour reconnaître que cet appel à l’inconnu, si franchement énoncé dans le passage précédent, se retrouve au fond de toute argumentation analogue à celle que j’ai essayé de caractériser, chez de Maillet comme chez Lamarck, chez Geoffroy comme chez Darwin. Seul en effet, l’inconnu peut ouvrir ce vaste champ des spéculations, où le possible se substitue au réel, où malgré le savoir le plus étendu, malgré l’intelligence la plus ferme, on en arrive presque fatalement à regarder comme concluant en sa faveur précisément ce qu’on déclare ignorer.

J’ai dû insister quelque peu sur la nature des argumens employés depuis l’époque de Telliamed jusqu’à nos jours en faveur des doctrines que je discute. J’ai dû prendre mes exemples surtout chez Darwin, le représentant actuel le plus avancé de cet ensemble d’idées. On sait comment ont été traités de tout temps, comment on traite chaque jour les hommes qui se refusent à adopter ces systèmes aventureux. De Maillet, Robinet, déclaraient s’adresser aux philosophes et non à d’autres ; Geoffroy, Lamarck, en appelaient aux hommes exempts de préjugés scientifiques ; Darwin, dont les écrits portent partout l’empreinte de la modération et du calme, déclare savoir d’avance que sa doctrine sera rejetée par le plus grand nombre des hommes de science, plus enclins à tenir compte des difficultés que des avantages d’une théorie. Il en appelle à « un petit nombre de naturalistes doués d’une intelligence ouverte, et surtout aux jeunes naturalistes qui s’élèvent et qui pourront regarder les deux côtés de la question avec impartialité. » Eh bien ! c’est aux juges mêmes invoqués par Darwin que je m’adresse ; c’est aux intelligences ouvertes et impartiales que je demande si, en matière de science, il est permis de regarder la conviction personnelle ou la