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jeu. Si cela n’est point, comment expliquer l’enthousiasme orageux qui accueillit l’apparition de Lohengrin à Weimar, il y a de cela dix-neuf ans, et les cris de guerre qui partirent aussitôt de tous les camps de la critique ? Dans les régions élevées de l’art, les tentatives du charlatanisme outrecuidant échouent bien vite devant la froideur et l’indifférence ; c’est le privilège des innovations fécondes de provoquer l’injure et de se heurter à des haines implacables. M. Richard Wagner, disons le mot, est un révolutionnaire radical en fait d’opéra. Voilà ce que tout le monde sait ; mais ce qu’amis et ennemis ignorent généralement en France ou ne soupçonnent que vaguement, c’est le but de cette révolution salutaire ou dangereuse que veut l’artiste, c’est l’idée-mère vraie ou fausse qui préside à ses œuvres, pour laquelle il n’a cessé de se battre comme poète et comme compositeur, comme chef d’orchestre et comme écrivain, pour laquelle il dépense depuis trente ans toute l’énergie d’un tempérament fougueux et indomptable, si bien que cette idée réformatrice s’est incarnée en lui, et que son nom est devenu un drapeau. La représentation des Maîtres chanteurs, œuvre originale et intéressante de tout point, est une occasion nouvelle de regarder en face un homme trop souvent jugé à la légère et qui dès l’abord commande une attention sérieuse par de rares qualités : l’amour du grand art jusqu’au fanatisme, le courage de son opinion jusqu’au bout, enfin une vie entière consacrée à une idée. Jugeons cette idée par la dernière œuvre qu’il vient d’offrir à l’Allemagne, voyons les sentimens qui la remplissent, les personnages qui la soutiennent, la pensée qui l’anime, le rôle que joue la musique dans le dessin des caractères et dans le développement de l’action. Il sera temps de nous demander ensuite si nous sommes en présence d’une œuvre hésitante, inégale, sillonnée seulement par des éclairs de génie, ou d’un véritable drame musical franc d’allure, sûr dans sa marche et allant droit au but. Avant de parler des Maîtres chanteurs, il est juste de jeter un coup d’œil sur le chemin où le compositeur s’est résolument engagé dès son début. En esquissant brièvement et dans ses traits les plus généraux une des vies d’artiste les plus aventureuses et les plus caractéristiques de ce temps, notre intention est non-seulement de peindre l’homme au vif, mais de placer ses œuvres sous leur vrai jour. M. Richard Wagner est le champion d’une idée. On ne juge bien une idée qu’en la voyant naître et un combattant qu’en le voyant lutter.


I

Si jamais carrière de musicien fut orageuse, c’est la sienne ; si jamais poète dramatique a poursuivi son idéal à travers les