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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/957

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drame s’affirma très énergiquement. Elle lui venait non de l’observation du monde réel, mais d’une émotion poétique intense, d’un élan passionné vers un idéal entrevu et du besoin de le manifester dans tout son éclat, en un mot, de le mettre en action. Chez lui, pas trace de langueur sentimentale, de lyrisme maladif. Dans ses rêves d’adolescent, il voit flotter devant lui des êtres étranges, fées radieuses, héros sublimes, âmes débordantes d’amour. Le contraste de ces visions éblouissantes avec la réalité provoque chez lui non cet abattement qui chez la jeunesse succède le plus souvent aux rêveries solitaires, mais un fier sentiment de révolte et de défi. Ces visions sont sa réalité à lui ; il y croit, il en parle à ses amis, et déjà les voit marcher sur la scène, Aspiration profonde vers un monde idéal et besoin irrésistible de le faire voir aux autres, intensité nerveuse, ardeur de l’âme dans la conception et sauvage énergie dans l’enfantement, voilà les deux forces qui frappent le plus dans cette organisation d’artiste. A quinze ans, il écrivait drame sur drame, et ses camarades ne voyaient en lui qu’un poète en herbe.

Un soir, il entend une symphonie de Beethoven, il écoute et reste fasciné. Cette musique l’étonne, le trouble, le remue de fond en comble, le transporte ; pour un tempérament musical en effet, les symphonies de ce géant de la musique sont la plus étourdissante des révélations. Un élève sculpteur qui n’aurait jamais vu que les timides créations de la statuaire moderne et qu’on placerait à l’improviste devant les marbres tragiques de Michel-Ange n’éprouverait pas un tel saisissement. Quelle langue, fût-ce la langue d’Homère, a fait parler les voix de la nature avec une magie plus insinuante que la Symphonie pastorale, depuis le murmure du ruisseau jusqu’au fracas de l’orage ? Quel poète a chanté la liberté avec une éloquence plus entraînante que l’auteur de la Symphonie en ut mineur, où l’âme d’un Prométhée semble tour à tour pleurer et rugir, consoler ses frères ou rompre leurs chaînes ? Le poète de quinze ans ne fut pas seulement subjugué par ces accens prophétiques ; il vit s’ouvrir un monde nouveau, le monde illimité de la musique où l’homme, délivré des entraves d’une langue particulière, s’exprime avec toutes ses énergies dans un idiome universel. Il crut entendre des voix humaines dans ces instrumens dont les plaintes désespérées et les cris de joie s’appellent, se répondent, se combattent ou s’élancent d’un même essor ; il crut voir se dérouler toute une épopée dans chaque symphonie. Désormais, il le sent tout de suite, la poésie ne lui suffira plus. A côté de ces vibrations éclatantes et victorieuses de l’âme qui font la puissance incomparable de la musique, le langage poétique lui paraît pauvre, froid, incomplet. Pour donner issue aux sensations vastes qui le débordent, il lui faut dorénavant la langue de Beethoven. Cette