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Tannhäuser, qui s’arrache aux enlacemens de Vénus pour retrouver le ciel dans le regard d’Elisabeth, le poète ardent qui captive et enflamme la vierge pure, mais qui se trahit fatalement dans la lutte des chanteurs, lorsque, emporté par la passion, il célèbre malgré lui la déesse païenne, cet homme de désir partagé entre les fureurs de la volupté et les extases de l’enthousiasme n’est-il qu’une enluminure de légende arrachée aux pages poudreuses d’une vieille chronique ? Non, il s’en faut. Sous sa robe de chevalier, c’est un homme tout palpitant de vie et qui touche à notre temps par toutes les fibres de son être. C’est une de ces physionomies parlantes créée par l’imagination populaire, transfigurée par la double magie de la poésie et de la musique, destinée par la simplicité et la grandeur de ses traits à rester un des types éloquens et universellement compris de l’humanité. La vie intense qui anime Tannhäuser ne circule pas moins dans les veines de Vénus et d’Elisabeth. Ces deux figures représentent avec une énergie frappante deux côtés saillans de la nature féminine : d’une part la séduction voluptueuse et infernale dans ce qu’elle a de plus subtil et de plus démoniaque, de l’autre la pureté virginale, la tendresse héroïque, l’amour sans bornes qui ne s’assouvit que dans le sacrifice. Tannhäuser porte dans son cœur ces deux amours, ces deux mondes qu’il veut unir en un seul, et cette lutte sous laquelle il succombe est l’âme du poème. De grands caractères largement dessinés, des situations puissantes, l’intérêt concentré sur l’action, la catastrophe sortant non d’une intrigue, mais du caractère même du héros, enfin une poésie séduisante inondant toutes les figures de sa riche lumière, voilà l’originalité de cet opéra, qui peut déjà revendiquer le nom de drame musical.

En se subordonnant à la poésie, la musique, loin de perdre sa puissance, acquiert ici une nouvelle force de persuasion. La nouveauté de l’œuvre consiste avant tout dans une déclamation dramatique qui s’éloigne tout autant du récitatif banal que de l’air traditionnel avec la ritournelle obligée et l’inévitable cadence finale. Les compositeurs se sont attachés en général à rendre les divers degrés d’une scène sous forme lyrique par une série d’airs, de cavatines, de duos. L’amant se déclare : premier air ; il s’attendrit : romance ; il s’emporte : air de bravoure ; il est écouté : duo. Autant de morceaux détachés. Le musicien n’exprimait ainsi que les points culminans de la passion. La série des sentimens intermédiaires, le flux perpétuel de l’âme qui pousse l’homme parlant et agissant, étaient négligés. De là des effets lyriques souvent admirables, mais en somme peu d’unité. Richard Wagner au contraire est convaincu que la musique jointe à la poésie a une puissance d’expression