Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/967

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi variée, aussi infinie que la pensée poétique elle-même. Autre chose, dit-il, est le chant lyrique, ou l’âme revient sur elle-même, se berce et se repose dans un seul sentiment, et une scène au théâtre, où plusieurs âmes sont en lutte et font sans cesse assaut les unes sur les autres. Il veut donc exprimer le mouvement même, la progression irrésistible des sentimens et des passions depuis leur genèse mystérieuse jusqu’à leur plus éclatante manifestation. De là la mélodie continue, dégagée de tout frein, mais saillante et rhythmée selon le degré de l’émotion. Au lieu de se cadencer à la fin et de retomber infailliblement sur la tonique, elle se développe, se déroule et s’élargit au gré de la parole ; parfois elle se brise dans le feu du dialogue ; à chaque nouvel ordre d’idées et de sentimens qui s’empare des personnages, elle se précipite dans un ton nouveau, rapide comme la pensée, libre comme elle[1].

Lohengrin suivit de près le Tannhäuser. C’est ici que le système dramatique de l’auteur apparaît dans toute sa lucidité. L’élévation et la beauté du poème y sont pour beaucoup. Si Richard Wagner n’avait écrit que les paroles de cette noble tragédie, elles suffiraient pour lui assurer une place parmi les vrais poètes. Pendant que la critique allemande jetait feu et flamme sur les prétendues hérésies musicales du Tannhäuser, l’auteur, peu troublé de ces attaques et tout entier à sa pensée, se plongeait avec une ardeur nouvelle dans l’étude de la vieille poésie germanique. Au milieu de ce chaos de légendes et de traditions mutilées, il se sentait parfois comme ravivé au souffle d’une humanité plus jeune et plus saine. C’est dans ce monde seulement qu’il pouvait imaginer des héros à sa guise,

  1. En cela, M. Richard Wagner est le disciple fidèle et le continuateur intelligent de Gluck. « Je cherchai, dit Gluck, à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentimens et l’intérêt des situations sans interrompre l’action et la refroidir par des ornemens superflus ; je crus que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoute un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans en altérer les contours. » (Épître dédicatoire d’Alceste.) M. Richard Wagner est-il un copiste de Gluck ? Ses adversaires n’ont pas manqué de le dire ; mais il suffit d’entendre un de ses morceaux pour se convaincre du contraire. C’est par lui-même, c’est par ses propres efforts qu’il est arrivé au drame musical, et il est allé bien plus loin que son prédécesseur. Rien du reste dans sa musique ne rappelle les formes mélodiques et orchestrales de l’auteur d’Iphigénie. Il se rattache à lui par le principe qui vient d’être cité ; il en diffère par les conséquences qu’il en a tirées. N’en signalons qu’une : Gluck conserve le récitatif et l’air dans leur forme stricte, M. Richard Wagner s’affranchit de l’un et de l’autre et les remplace par la mélopée dramatique, rhythmée et renforcée d’une harmonie caractéristique. De là cette différence capitale : chez Gluck, c’est l’air qui forme un tout achevé ; chez M. Richard Wagner, l’unité musicale réside dans la scène entière, et celle-ci n’est elle-même qu’une partie dans la grande unité du drame.