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dépassant de plusieurs coudées la mesure vulgaire, hommes aux passions gigantesques, femmes héroïques, âmes grandes dans le mal ou sublimes dans le bien. Avait-il tort d’évoquer ces figures antiques, ébauchées par le génie national et consacrées par le culte de plusieurs siècles ? Les partisans exclusifs de l’opéra historique le blâment à ce sujet ; mais les amis de la simple et forte tragédie lui en sauront gré : il n’eût pas facilement trouvé ailleurs des cadres si pittoresques, des caractères si tranchés, en un mot des sujets aussi favorables au drame musical. Le nouveau type qui l’attira avec une force irrésistible fut celui du chevalier au cygne. Comme le Hollandais, comme Tannhäuser, le Lohengrin de la légende populaire prit dans sa pensée une physionomie plus expressive et noblement humaine. Le chevalier du Saint-Graal descend des hauteurs de Montsalvat, temple de justice et de sainteté où règne son père Parzival ; il arrive par mer pour défendre Elsa, l’héritière du trône de Brabant, injustement accusée d’avoir tué son frère. Malgré sa nature presque divine, il nourrit une flamme intense et toute terrestre dans le sanctuaire inviolable de son âme ; il brûle du désir d’aimer et d’être aimé, de communiquer à un être qui le comprenne les félicités indicibles, les tristesses infinies qui sont le partage de sa race sublime. Trait profond qui se retrouve dans les mythes de tous les peuples : le héros, le demi-dieu cherche la femme mortelle et aimante. Lohengrin prend en main la cause d’Elsa, et terrasse son accusateur en combat singulier. Roi et peuple reconnaissent dans cette victoire le jugement de Dieu. En sauvant Elsa, il lui offre sa main ; mais il réclame d’elle une confiance absolue, et lui défend de l’interroger jamais sur son origine et sur son nom. Deux fois il répète son commandement sur une phrase impérative et fatale. « Jamais tu ne m’interrogeras, jamais tu ne chercheras dans la pensée d’où je suis venu sur les eaux, ni quel est mon nom et ma race ! » Au premier coup d’œil, Lohengrin a cru en l’innocence d’Elsa, il veut qu’elle aussi croie en lui sans restriction et sans preuve. Il veut être aimé pour lui-même, accepté tout entier dans sa fierté héroïque, compris par l’amour et la foi comme il a deviné Elsa par la foi et par l’amour. Elsa, qui a pressenti son sauveur, qui l’aimait sans le connaître, promet tout dans un élan de reconnaissance et d’adoration ; mais, par une série d’intrigues qui remplissent le deuxième acte, Frédéric et Ortrude, les ennemis d’Elsa, qui veulent l’écarter du trône pour y monter eux-mêmes, parviennent à insinuer le doute dans cette âme pure. Après de terribles combats intérieurs, poussée par une anxiété, une terreur invincible, elle pose à Lohengrin la question fatale dans la nuit même des noces. Lohengrin, blessé dans sa fierté, dévoile sa haute origine devant Elsa, le roi et