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ce que je ne saisis pas d’abord, je ne le trouve jamais. Si j’ai un caractère et si vous le connaissez, vous voyez que ce que je vous dis là est très vrai ; mais je vous soupçonne d’être peu avancé sur la connaissance que vous avez de moi, puisque vous en êtes à me demander mon opinion sur vous. Je ne vous la dirai pas, pour exercer votre pénétration, ou pour punir votre ingratitude. »

Le marquis ne se paie pas de cette défaite. « Comme de ma nature je suis très pointilleux, lui écrit-il, moitié en riant, moitié sérieusement, je vous avertis, madame, que l’accès décidé de paresse qui vous a pris sur cette proposition est très désobligeant pour moi. » L’aimable écolière cherche encore à détourner cette idée fixe de son maître, laquelle prouve au moins que, contre son avis, il a un caractère, elle proteste qu’elle est malade. Le marquis insistant toujours, elle s’exécute enfin, et voici le portrait qu’elle lui présente à lui-même. Ceux qui ne prennent pas « l’ami des hommes » au sérieux seront d’avis que le portrait est fantastique ; il n’est qu’incomplet. Mme de Rochefort ne dit pas tout ce qu’elle pense sur le marquis de Mirabeau ; mais les nuances qu’elle discerne dans son caractère y sont bien réellement, quoique mêlées à plusieurs autres très différentes.


« 26 mars 1757.

« Vous me demandez d’assigner positivement le genre de caractère que je vous reconnais. Il me semble que c’est le caractère de chevalerie qui domine en vous. Du temps des Bayard, vous auriez redressé les torts l’épée à la main, et dans le siècle de la philosophie le même penchant vous a fait prendre la plume. Je n’ai point encore lu votre livre[1] ; mais je suis persuadée que vous y protégez la veuve et l’orphelin, et que vous y combattez tous les ennemis de votre patrie, c’est-à-dire tous les abus, tous les préjugés. Vous vivez dans votre hôtel à Paris comme au bon vieux temps on vivait dans son château. Vous y exercez l’hospitalité, vous vous y occupez de vos affaires domestiques, et vous ne faites de sorties que pour rendre des services et non pas des devoirs frivoles. Enfin, mon cher maître, vous êtes gothique et le serez toujours. Voilà mon opinion sur vous. Quant à la question que vous voulez toujours creuser, qui est de savoir d’où vient le caractère, elle est trop profonde pour moi, je l’abandonne. Tout ce que je puis faire, c’est de le distinguer quand il est tout venu, et de ne pas le confondre avec tel ou tel autre. Je ne suis pas absolument impropre à cela, soit instinct, soit discernement, mais je ne m’en demande pas davantage. »


Le marquis est trop sincère pour ne pas reconnaître que cette

  1. L’Ami des hommes, qui venait de paraître.