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encore celui qui, tout en se souvenant des enseignemens reçus, sait le mieux s’interroger lui-même et concilier avec la fidélité aux principes le goût et le sentiment personnels. Que l’expression de ce sentiment manque parfois un peu d’abandon, qu’il y ait même en général dans la manière de M. Lehmann quelque chose de trop voulu, de scientifique, de recherché avec une application voisine de l’excès, c’est ce qu’il faut bien reconnaître. Toujours est-il que, si le style du peintre n’est pas exempt d’une certaine tension, les idées qu’il traduit émanent d’un esprit aussi élevé que convaincu. Difficile, trop difficile envers lui-même là où il s’agit de rendre les détails de ce qu’il a conçu ou d’analyser ce qu’il voit, M. Lehmann n’a ni ces hésitations ni ces inquiétudes en face des conditions générales de sa tâche et de la signification morale qu’elle comporte. Il peut par momens définir avec une rigueur un peu tourmentée la forme pittoresque et, pour ainsi dire, en exagérer la correction ; il ne lui arrive jamais de se méprendre sur le fond des choses, de n’attribuer à celles-ci qu’une beauté muette, encore moins un caractère banal, et de réduire la fonction de l’art à l’office d’une contrefaçon vulgaire ou d’un stérile amusement pour les yeux.

Les peintures que M. Lehmann a récemment terminées pour la décoration de la grande salle des assises dans le nouveau Palais de Justice témoignent une fois de plus de sa clairvoyance et de l’élévation de sa doctrine, comme elles achèveraient au besoin de justifier la réputation qu’il a reconquise depuis plusieurs années. Une œuvre aussi considérable à tous égards appelle l’examen ; mais il ne suffirait pas, pour la bien juger, de l’envisager isolément. Elle se rattache aux progrès successivement accomplis par celui qui l’a faite, elle procède directement des principes qui l’ont inspiré ailleurs. N’est-ce pas l’occasion dès lors de jeter un coup d’œil sur les travaux précédens de l’artiste et de demander le secret de son importance présente aux épreuves qu’a subies son talent ou aux phases qu’il a traversées ?


I

M. Lehmann, nous l’avons dit, connut le succès de très bonne heure, et se vit presque confondu avec les chefs d’école à l’âge où d’ordinaire on s’essaie à peine aux premières luttes dans un atelier d’élèves ou dans les concours académiques. Il n’avait pas vingt ans lorsqu’il exposait, en 1835, ce Départ de Tobie, signalé bientôt par la critique et unanimement accepté par le public comme une dès œuvres les plus remarquables du Salon. L’année suivante, une autre toile représentant la Fille de Jephté venait confirmer la réputation du jeune « maître, » — c’est le titre qu’on lui donnait déjà. Enfin,