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au Salon de 1837, une seconde scène de la vie de Tobie, les Fiançailles de Tobie et de Sarah, renouvelait, en l’accroissant encore, le succès deux fois obtenu.

Quels mérites particuliers distinguaient en réalité les œuvres auxquelles le nom de M. Lehmann devait une popularité si rapide ? Jusqu’à quel point la faveur qu’elles rencontraient était-elle indépendante de la nature des sujets choisis et du mouvement d’idées qui se poursuivait alors ? Sans doute ces tableaux se recommandaient par la précision déjà savante du faire aussi bien que par une véritable originalité dans l’ordonnance. Il y avait là, sinon l’expression achevée, au moins la promesse d’un talent supérieur aux menues habiletés et aux petites ruses ; mais il y avait aussi dans cette manière d’interpréter les sujets bibliques et de les rajeunir par une certaine vraisemblance ethnographique quelque chose de foncièrement conforme aux exigences du goût public à ce moment. C’était le temps où Decamps, Delacroix et Marilhat venaient de remettre l’Orient en crédit, ou plutôt d’appeler pour la première fois l’intérêt sur des races et sur des pays dont nous avions à peu près ignoré jusqu’alors les vrais caractères. En présence de ces révélations, le pinceau, pour figurer les scènes de l’Ancien-Testament, devait-il s’obstiner dans les pratiques conventionnelles, reproduire systématiquement les fantaisies ou les anachronismes qui, sous la main des vieux maîtres, avaient eu au moins l’ingénuité pour excuse ? Convenait-il d’autre part de prendre si fort à la lettre les renseignemens nouvellement fournis qu’on réduisît à une simple effigie du temps présent l’image des mœurs primitives, et qu’à l’exemple d’Horace Vernet on représentât délibérément les prophètes et les patriarches sous les traits et le costume des compagnons d’Abd-el-Kader ?

M. Lehmann sut tout d’abord se préserver de l’un et l’autre excès. Avec le tact d’un véritable peintre d’histoire, il comprit qu’il était impossible désormais de continuer la pure tradition académique sans s’immobiliser dans la routine, comme on ne pouvait, sans préjudice pour la signification morale et la dignité des sujets, vêtir ceux-ci en quelque sorte de formes textuellement empruntées à la réalité contemporaine. Nous n’avons pas d’ailleurs à insister sur les conditions prescrites à l’art en pareil cas. Un peintre, qui est en même temps un écrivain du goût le plus délicat, les a définies d’un mot. « Costumer la Bible, a dit M. Fromentin, c’est la détruire, comme habiller un demi-dieu, c’est en faire un homme. » M. Lehmann s’était conformé d’avance aux principes que résume cette judicieuse parole. Un des premiers en effet, il a réussi, dans la représentation des scènes bibliques, à concilier la vérité particulière avec l’expression de la vérité générale, à nous faire pressentir les mœurs et la physionomie de l’Orient sans nous en donner pour