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masse sans donner à celle-ci un aspect d’ampleur vide ou d’inertie, il ne doit qu’à ses propres facultés, aux instincts de son sentiment ou aux progrès de sa pensée, d’autres mérites tout aussi sérieux. Ainsi comment ne pas estimer à son prix l’habileté vraiment originale avec laquelle il a su, dans la plupart de ses figures de femmes, imprimera la grâce elle-même un caractère noble, sévère, presque tragique ?

Entreprend-il de représenter des Néréides, des Sirènes ou ces Océanides que nous rappelions tout à l’heure et que l’on voit aujourd’hui dans la galerie du palais du Luxembourg, la variété des lignes et des carnations, la diversité même des types, ne seront pour lui qu’un moyen d’exprimer l’unité d’intentions aussi austères que confondes aux conditions physiques de la beauté. Quoi de plus chaste que la nudité de ces filles de la mer au corps pâle, incessamment poli par le contact des flots, comme l’ivoire sous la main du tourneur ? Quoi de plus vraisemblable et de moins réel en même temps ? Dira-t-on que cette façon d’envisager et de rendre la beauté féminine n’est pas propre au peintre des Océanides, qu’on peut trouver dans d’autres œuvres contemporaines des exemples du même goût et de la même retenue ? Sans doute il n’est ni le premier ni le seul dont le pinceau ait marqué la différence entre la forme nue et la forme déshabillée, entre l’interprétation épique du fait et l’imitation grivoise ou vulgaire. Avant lui, et avec plus d’autorité que personne, l’illustre peintre de l’Odalisque, de la Vénus Anadyomène et de la Source avait montré comment le spectacle de la beauté sans voile peut avoir son innocence, et nous ne sommes pas plus tenté d’oublier les preuves faites par lui à cet égard que nous ne songerions, au point de vue pittoresque, à en confondre l’éclat incomparable avec la valeur des œuvres du même genre produites par M. Lehmann. Ce que nous voulons dire seulement, c’est que celles-ci, quelques précédens qu’on leur oppose, ont leur charme propre, leur caractère particulier. L’élégance ou la jeunesse des formes y sert de laisser-passer à l’expression pathétique, à des intentions d’autant plus graves, d’autant plus pénétrantes, que les apparences sont moins rudes et les moyens employés moins violens. Pour nous en tenir à un exemple qui résume bien d’ailleurs les procédés ordinaires et la poétique du peintre, la douleur des Océanides ne se traduit pas seulement par leurs attitudes désolées ou par les larmes que leurs yeux répandent : l’énergie calme, la sereine hardiesse du style prête à cette douleur un surcroît d’éloquence, comme la pleine lumière qu’affrontent ces beaux corps et qui les inonde leur donne je ne sais quelle splendeur sinistre aussi bien appropriée à la scène qu’aux justes exigences et aux ressources de l’art.