Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/237

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est encore ce mélange de force et de grâce, de dignité sans emphase et de mélancolie sans fadeur, qui distingue les types dans lesquels M. Lehmann a voulu personnifier la passion muette, et, sous l’inaction physique, la vie excessive ou les souffrances de la pensée. Malgré l’extrême différence des dehors matériels et des données, c’est par là que des figures comme celles d’Hamlet et d’Ophélia se rattachent même aux scènes tirées de l’Odyssée ou du Prométhée d’Eschyle. Rien qui rappelle moins que ces deux figures la rhétorique de Ducis ou les costumes de Talma, rien de moins classique, nous l’avons dit, à prendre le mot dans le sens un peu étroit qu’on lui attribuait au temps de David, et cependant ici nulle affectation d’un autre genre, nul excès naturaliste ou archaïque. Le désir de traduire littéralement Shakspeare, ou, comme on disait alors dans le langage de la nouvelle école, la recherche de la « couleur locale » n’entraîne pas si loin le peintre qu’il en vienne à méconnaître les lois nécessaires de l’art et du goût. Il y a de l’ordre, on dirait presque de la bienséance, jusque dans l’incohérence apparente des détails, jusque dans les accidens les plus propres à rompre les lignes ou à bouleverser l’aspect ; cette double image du découragement et de la folie intéresse surtout la raison, et les combinaisons de l’art ont dans l’émotion produite une part au moins égale à celle qu’on pourrait attribuer à la fantaisie de l’artiste ou aux audaces spontanées de son imagination.

Les sujets de l’ordre auquel appartiennent les tableaux d’Hamlet et d’Ophélia ont été au reste rarement traités par M. Lehmann. Sauf deux toiles exposées à plus de vingt ans d’intervalle et représentant l’une et l’autre, avec des variantes, le Pêcheur et l’Ondine de Goethe, sauf encore une suite de dessins sur les poésies de M. Victor Hugo, on ne trouverait guère dans l’ensemble de ses œuvres profanes que des compositions inspirées par la mythologie antique ou tout au moins des thèmes allégoriques développés par le peintre sans emprunt direct à la littérature moderne. Il semble que ses préférences, d’accord en cela avec les aptitudes principales de son talent, le portent surtout à la représentation de faits supérieurs aux mœurs spéciales d’un peuple ou aux caractères purement historiques d’une époque ; il semble enfin que les vérités générales aient plus de prix à ses yeux que les phénomènes individuels, et que sa main, en groupant des figures sans nom et sans histoire, se propose bien moins de nous donner les portraits de quelques hommes qu’une image de la vie ou des passions de l’humanité.

Les peintures décoratives exécutées, il y a un peu plus de quinze ans, dans la grande galerie de l’Hôtel de ville à Paris, sont un spécimen considérable de ces inclinations et de cette manière toute philosophique d’envisager la fonction de l’art. Combien d’autres