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gouvernement qui avait si bien conduit sa politique étrangère sans renoncer aux réformes intérieures est-il tombé peu de temps après sous la réprobation unanime du pays ? Il faut bien reconnaître ici ce que nous soupçonnions tout à l’heure, à savoir que l’esprit public avait eu la part principale dans les actes du gouvernement serbe. Sauf le jour où Kara-Georgevitch destitua M. Garachanine pour obéir aux injonctions du prince Menchikof, son vrai mérite fut de se conformer à la volonté populaire si clairement manifestée. Il est probable que, sans les crises de la guerre de Crimée, le prince Alexandre ne se serait pas maintenu si longtemps sur le trône. Ce furent ces crises qui le soutinrent, précisément parce qu’elles empêchaient le pays de donner une longue attention aux fautes personnelles du prince et de juger son administration à la clarté du soleil. Les grandes émotions patriotiques faisaient oublier les griefs particuliers. On était inquiet pour demain, on ne pensait plus aux choses d’hier. Une fois la paix assurée, la situation intérieure fut éclairée tout à coup d’une lumière impitoyable.

Quel que soit chez l’historien le désir d’être impartial et vrai, il est des cas où l’entière franchise est impossible. Dieu nous garde d’oublier, en traçant ces lignes, quel est aujourd’hui le sort du malheureux fils de Kara-George ! Accusé de complicité dans le meurtre du noble fils de Milosch, jugé par contumace à Belgrade, jugé en personne à Pesth (car ce long procès se poursuit sur deux théâtres à la fois), il défend son nom et sa vie contre des adversaires redoutables. Certes ce n’est point le moment d’apprécier en toute liberté le caractère du prince Alexandre. Ses torts, s’il en a eu, les influences de son entourage, s’il est vrai qu’on puisse les lui reprocher, ne sont-ce pas là autant d’élémens dont une accusation passionnée s’empresserait de tirer parti ? Souvenons-nous donc que les paroles les plus inoffensives sont exposées en pareil cas à devenir une arme meurtrière. Bien loin de prêter main-forte à l’accusation, si notre voix avait quelque autorité dans ce débat, l’intérêt de la Serbie nous engagerait à recommander l’extrême prudence, l’extrême modération, ces garanties de toute justice, particulièrement nécessaires à la justice politique. Cela dit, nous devons pourtant remplir en conscience nos obligations d’historien et résumer les documens qui nous semblent les plus dignes de foi. Or ce qu’on reprochait à Kara-Georgevitch, ce qui avait fini par le rendre absolument impopulaire, c’était d’un côté l’accaparement de toutes les places par les membres de la famille du prince, de l’autre sa soumission complète à l’influence autrichienne.

On se rappelle sans doute ce Jacob Nenadovitch, un des héros de l’insurrection de 1806, un de ceux qui avaient rivalisé avec Kara-George pour l’affranchissement du pays et qui lui disputaient le