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Nous avons tenu à contrôler le récit de M. Bergenroth, et nous avons lu avec attention les cent quatre pièces publiées par lui et relatives à l’histoire de Jeanne la Folle. C’est donc dans ces pièces que nous puisons les élémens de l’exposé qu’on va lire et du procès que nous allons instruire sommairement. Si, après cet examen, nous arrivons à des conclusions sensiblement différentes de celles de l’érudit allemand en ce qui concerne l’état mental de la reine, au moins ne pouvons-nous que partager la désapprobation indignée dont il frappe Ferdinand le Catholique, Philippe de Bourgogne et Charles-Quint, qui imposèrent à la malheureuse souveraine un martyre de près de cinquante ans.


I

On connaît la légende. Jeanne de Castille, éperdument éprise de Philippe de Bourgogne, son mari, en devint jalouse à l’excès, et sa jalousie la rendit presque folle. Quand le beau Philippe mourut, elle en fut inconsolable, ne voulut point se séparer de son corps, lui fit rendre par les grands de Castille les honneurs dus à des souverains régnans, et ne consentit jamais à ne plus compter parmi les vivans celui dont la dépouille mortelle l’accompagnait partout. Qu’y a-t-il de vrai en tout ceci ?

Jeanne, fille de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, naquit en 1479 et fut élevée en Espagne sous les yeux de sa mère. Bien que ce ne fût pas encore l’usage de la cour, comme au temps de Philippe II, d’assister aux auto-da-fé, aux fustigations et aux tortures des hérétiques, ces exploits du fanatisme religieux « en honneur de Jésus-Christ et de sa sainte mère » faisaient cependant dès cette époque le sujet préféré de toutes les conversations dans l’entourage dévot d’Isabelle la Catholique. Le sens droit et tous les bons instincts de Jeanne semblent s’être révoltés contre ces excès de la foi, et elle osa dès lors se mettre en opposition avec sa mère. On comprend la douleur d’Isabelle en voyant sa propre fille se perdre de gaîté de cœur, car n’était-ce pas se perdre à ses yeux que de douter de la sainteté des procédés de l’inquisition ? Aussi essaya-t-elle d’étouffer ces premiers germes de désobéissance. Elle ne recula devant aucun moyen pour amener Jeanne à de meilleurs sentimens : devant aucun, disons-nous. Voici en effet ce que, trente ans plus tard, le marquis de Dénia, geôlier en chef de la malheureuse captive, écrivait à Charles-Quint, fils de Jeanne, — la lettre est du 25 janvier 1522 : « Si votre majesté voulait employer contre elle la torture, ce serait à bien des égards rendre service à Dieu