Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/684

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui en laisser rien parvenir. Le service et l’entretien de la reine et de l’infante, ainsi que du marquis de Dénia et de sa famille, étaient payés sur cette somme, qui pourrait paraître suffisante, si l’on ne se rappelait qu’elle n’atteignait pas même le quart du revenu de la plupart des ducs, ni la moitié de celui de bon nombre de marquis espagnols, si l’on ne se rappelait surtout le luxe et l’éclat dont s’entouraient les cours du XVIe siècle, précisément pour mettre la royauté hors de page vis-à-vis d’une noblesse soumise depuis peu. Les femmes qui surveillaient la reine, — car on ne laissait pénétrer aucun homme dans le château, — étaient habituellement au nombre de douze, et il paraît que le marquis eut beaucoup de peine à maintenir l’ordre et la discipline parmi ces suivantes. Dès qu’il en réprimandait une, toutes « prenaient fait et cause pour elle, » et se soulevaient « comme un régiment. » On s’efforçait de les empêcher de communiquer avec le dehors, ce qui ne faisait, comme bien l’on pense, qu’accroître leur désir de sortir et de jaser. Il ne se célébrait pas, dit le marquis, de noce, de baptême, de funérailles dans la ville sans qu’elles en prissent prétexte pour demander à y assister, la cérémonie eût-elle lieu dans des familles parentes ou alliées au dixième degré seulement. Bien entendu, on leur en refusait la permission, et on donnait aux sentinelles la consigne de les arrêter ; mais elles n’eussent pas été femmes, si elles n’avaient réussi souvent à tromper la vigilance des factionnaires et à porter au dehors de vagues rumeurs de ce qui se passait dans le palais. Quelque chose de l’état réel de la prisonnière ne laissait donc pas de pénétrer dans le public. « La conséquence de ces visites, écrivait Dénia à Charles, est qu’elles ne peuvent s’empêcher de jaser avec leurs maris, parens et amis, et de bavarder de ce qui ne devrait pas être connu… Des membres du conseil privé m’ont questionné sur des choses qu’ils n’ont pu tenir que du rapporteur licencié Alarcon, mari d’une de ces femmes appelée Léonor Gomez, qui ne sait point se taire… Il n’est pas bon d’employer au palais des femmes mariées, surtout lorsque ce sont des femmes de conseillers privés, car il est absolument nécessaire que ce qui se passe ici soit tenu caché au monde entier et particulièrement au conseil d’état. » Il demande des ordres sévères ; « sans cela, le secret ne saurait être gardé. » Pourquoi tout ce mystère ? Puisqu’il y avait des doutes dans le pays sur la réalité de la folie de Jeanne, que ne s’empressait-on de les dissiper en montrant la reine à tout venant ?

Il était des cas où il semblait difficile qu’on ne laissât pas pénétrer des hommes à l’intérieur du palais. En 1519, Jeanne devint sérieusement malade. « Son altesse a eu pendant dix jours une fièvre violente, et elle désirait qu’on appelât un médecin ; mais, comme