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acquis, si Jeanne venait à régner ; le seul acte de souverain que Jeanne eût signé en 1506 autorisait ces appréhensions. Ces gentilshommes d’ailleurs, même les Flamands qui étaient parmi eux, et qui de tout temps avaient détesté la reine, étaient bons catholiques. Or la foi orthodoxe avait tout à redouter d’une souveraine aussi tolérante[1] ; enfin ils eussent dû partager le pouvoir avec les roturiers qui venaient de se soulever et de délivrer la reine légitime. Ils n’y pouvaient consentir. « Dieu, dans sa sagesse et sa justice, a en créant le monde établi la distinction des classes, dit le marquis de Villenas dans une circulaire adressée à la noblesse, et il est du devoir de tout chrétien de combattre la révolte contre les institutions divines. » Une fois décidés à prendre le parti de Charles, les nobles furent bien obligés de se conformer à ses ordres, et ses ordres furent catégoriques. Le lendemain, Jeanne rentra dans sa prison pour ne plus la quitter.


IV

La deuxième captivité de Jeanne fut plus dure encore que la première. Dénia, rétabli dans ses fonctions, était irrité des insultes qu’il avait dû essuyer pendant ces trois mois : on l’avait traité de geôlier, de bourreau, de tyran ; il s’en vengea sur la prisonnière. C’est de cette époque surtout que datent les supplices dont nous avons parlé. Jeanne de son côté était indignée du rôle qu’on lui avait fait jouer, outrée de l’imposture dont elle avait été la victime. Elle résista plus que jamais aux règlemens de Dénia, et ne cessa de protester contre les devoirs religieux qu’on voulut lui imposer.

Frère Juan de Avila, qui était devenu son ami et son soutien, fut écarté. On lui enleva l’infante pour la marier au roi de Portugal ; elle-même, absolument seule désormais, fut presque gardée à vue. Charles vint la voir à sa seconde visite en Espagne, mais sans rien changer à son traitement. Harcelée par les moines convertisseurs, en proie à ses remords et à ses regrets, comprenant que désormais toute occasion de recouvrer sa liberté lui était enlevée, toujours en face de ce passé irréparable, se sachant la victime de son propre fils, on comprend que sa raison ne résistât plus. Elle se crut poursuivie par de mauvais esprits ; il lui sembla voir un grand chat noir déchirer les âmes de Ferdinand, son père, et de Philippe, son époux, elle eut des terreurs subites. Après ces hallucinations venaient des momens de calme et de lucidité où elle raisonnait comme dans les vingt premières années de sa séquestration. Cependant, si l’esprit résistait encore, le corps était brisé. Elle finit par ne plus

  1. Les documens que nous analysons contiennent quatre réquisitoires des nobles contre « l’erreur de Luther, qui a pénétré en Espagne. »