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quitter le lit infect où elle prenait sa nourriture ; elle tomba enfin dans un état tout à fait bestial, et les dernières infirmités ne lui furent point épargnées.

Le jour de la délivrance parut le 12 avril 1555, après quarante-neuf ans de captivité et quand elle eut atteint l’âge de soixante et seize ans. Ce ne fut qu’après avoir subi de terribles luttes qu’elle quitta cette épouvantable existence. La veille, fray Domingo de Soto était arrivé et avait eu avec elle une longue conversation. On voulut la forcer à se confesser, à remplir ses derniers devoirs religieux. Jusque dans la ville, on entendit les cris déchirans de la malheureuse, qui se débattait. Le fils du marquis de Dénia, qui avait succédé à son père, — c’était là comme une dynastie de geôliers, — prétend qu’elle mourut sans s’être confessée et sans avoir reçu l’extrême-onction. La princesse Jeanne, petite-fille de la reine, affirme au contraire qu’elle consentit au dernier moment à communier. Quoi qu’il en soit, le matin, entre cinq et six heures, elle expira « en rendant grâces au Seigneur, » qui la délivrait enfin de ses longs tourmens.

Peu de mois après, Charles abdiqua. Serait-ce trop s’avancer que de soutenir que la mort de sa mère fut pour quelque chose dans sa décision ? Ce terrible avertissement n’invitait-il point à réfléchir sur l’inanité des poursuites humaines ? Il est difficile d’imaginer une plus cruelle punition d’une politique cruelle que la conscience de ce long crime, de ce crime inutile. Ainsi que le dit M. Bergenroth, Charles n’était point de ces hommes qui, dans la mêlée de la vie, ont perdu les notions du bien et du mal ; il n’a point pour excuse, comme son grand-père Ferdinand, l’indifférence morale de son époque. Il savait qu’il était criminel en traitant sa mère de la sorte, et il éprouvait certainement de poignans remords. N’avait-il pas dit lui-même qu’il y avait des choses mauvaises qu’il fallait savoir faire quand on était souverain ? Sacrificar su consciencia, voilà, selon lui, le plus pénible, mais le premier devoir du monarque. « Celui qui n’est pas prêt à cela n’a pas le droit de gouverner. » Charles-Quint a cru que son idée ne pouvait se réaliser qu’au prix de sa conscience ; il a consenti à payer ce prix, et l’idée ne s’est point réalisée. Après avoir guerroyé et rusé toute sa vie, il est obligé de quitter la scène du monde avant d’en être rappelé, de partager de ses propres mains cette fameuse monarquia à laquelle il a tout sacrifié, jusqu’à sa famille, jusqu’à sa mère. Déjà il prévoit la défection de son pays héréditaire de Flandre, et lui qui prétendit réunir l’univers entier sous la couronne impériale d’Allemagne fut le premier césar qui dut laisser arracher à l’empire une partie de son propre territoire, les évêchés lorrains. Il ne fut pas plus heureux dans sa mission de maintenir la vraie foi : le traité de Passau d’abord, celui