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gardé, et à quoi lui servirait-il d’en avoir un ? Ses industries sont hors de toute proportion avec le débouché régnicole ; elles ne vivent et ne durent qu’au moyen d’issues ouvertes au dehors et par des prodiges chaque jour renouvelés de patience et d’économie. Même à grand rabais, elles ne parviendraient pas à écouler sur place le produit de 1,600,000 broches et de 60,000 métiers à tisser, des étoffes de soie et de coton par millions de mètres et jusqu’à des machines marines. Les cliens manquent, et la simplicité des goûts s’y oppose.

Pourquoi alors ces industries sans motif d’être sont-elles debout ? Par suite d’une énergie de volonté qui honore un peuple. La vie pastorale, qui domine en Suisse, l’a vouée de temps immémorial à produire un excédant de bras, et a condamné forcément à l’expatriation ceux qui n’y trouvent point d’emploi. Jusqu’à nos jours, c’est le service militaire qui a recueilli cette population disponible ; nulle ne fournissait de meilleurs soldats, et combien sont tombés héroïquement pour des causes qui n’étaient pas la leur ! Aujourd’hui que le régime des capitulations est aboli et qu’il n’y a plus de corps de mercenaires, quelle destination donner à ces hommes ? C’est pour répondre à cette nécessité qu’en s’ingéniant, en courant des risques et au prix de fortes avances, l’industrie locale a tâché d’agrandir ses cadres. Ce n’est pas qu’il n’y eût déjà dans les cantons des industries florissantes, l’horlogerie, les arts de précision, la broderie, les bourres de soie et les soieries ; mais ce n’étaient que des industries de domicile et tout au plus de petits ateliers. L’établissement à moteur mécanique n’existait que par exception, et c’était de quoi occuper tout le personnel devenu libre. Une circonstance, le loyer modéré de l’argent, y aidait surtout. La Suisse est la patrie des gros banquiers et le dépôt d’une portion de leurs réserves. Ce capital ne fait jamais défaut aux entreprises sensées ; volontiers il assiste les spéculations locales. Cette fois il s’y est largement prêté, et, ce qui est rare dans des questions d’argent, avec un sentiment patriotique. De là ce groupe d’industries dont au premier abord le maintien paraît un problème. Leur programme a été de glaner un peu partout dans l’ancien comme dans le nouveau monde, de chercher de l’aliment là où les tarifs de douane leur permettraient de s’introduire, et, à défaut d’un marché principal, de faire la cueillette sur tous les marchés. Tout le monde s’y prêtait, le bailleur de fonds, l’entrepreneur, le contre-maître, l’ouvrier ; personne qui ne comprît les difficultés de la tâche. L’argent plus cher, les frais généraux plus élevés, les salaires accrus, suffisaient pour tout enrayer. Les ouvriers suisses, qui prennent leur mot d’ordre à Manchester ou à Londres, en sont aujourd’hui là ; ils nuisent et se