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qui accompagnait l’embarcation avait seul été épargné. Lui-même m’avait raconté qu’il n’avait dû son salut qu’à son état maladif, à son extrême jeunesse et à une rançon de 2,000 piastres fortes que le gouvernement espagnol paya généreusement pour le sauver. Quelques années plus tard, une jeune et belle créole, fiancée à un alcade de la province de Misamis, était restée prisonnière de ces forbans, toutes les sommes offertes pour la racheter ayant été refusées. Les appréhensions qu’on me témoignait étaient quelque peu fondées ; mais est-il un plaisir plus vif que les incidens étranges de ces lointaines excursions auxquelles se rattachent des souvenirs historiques ? J’étais avide de ce plaisir, et je partis.


I

La saison des collas ou grandes pluies venait de finir. Favorisé par la mousson du nord, qui commençait à s’établir d’une manière régulière, nous pouvions franchir en dix jours la distance qui sépare l’île de Luçon, dont Manille est la capitale, de Mindanao, que je voulais visiter. Deux moussons soufflent alternativement sur les versans orientaux et occidentaux de l’archipel des Philippines. L’une apporte six mois de pluie torrentielle, l’autre six mois d’une inaltérable sérénité. La première mousson, dite du sud-ouest, commence à Manille en mai pour ne cesser de souffler qu’en octobre. Il est difficile de se figurer un ciel plus inclément, des crues d’eau plus furieuses. Sur terre, lorsque le vent atteint en tourbillonnant cette violence terrible que l’on désigne sous le nom de typhon, les récoltes sont hachées, les habitations s’effondrent, et les fleuves, transformés en torrens, arrachent, brisent, déracinent tout ce qui se trouve sur leur passage. Les Indiens de la montagne, pauvres êtres fatalistes, très simples de cœur et d’esprit, se bornent, quand ils voient et entendent venir de loin l’avalanche liquide, à gagner les hauteurs les plus proches. Accroupis tristement, la tête penchée sur leurs genoux, ils roulent avec leur indolence habituelle le papier d’une cigarette. Rien de plus étrange que de les voir suivre d’un œil indifférent les flots fangeux qui portent vers la mer leurs buffles, leurs récoltes, leurs maisons, toutes leurs richesses.

Ceux-ci sont encore les moins malheureux. Les Indiens qui habitent la plaine ne peuvent échapper au danger qu’en grimpant comme des singes pour gagner le faîte des bambous. Cramponnés aux branches lisses et flexibles, ils attendent que les eaux se soient écoulées ; mais souvent le typhon souffle avec rage pendant de longues heures. Glacées par la pluie et le froid de la nuit, leurs mains se détendent, et ils tombent sur la terre inondée comme tombent les fruits d’un arbre trop violemment agité. Pour ces pauvres gens,