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point de sépulture, ce qui est pour leurs familles un chagrin réel. Si la vase ne les engloutit pas, ils roulent jusqu’à l’embouchure des fleuves, où les attendent, pour se les disputer, des milliers de requins.

Sur rade, où rien n’arrête la fougue du cyclone, les embarcations s’amoncellent et broient ceux qui les montent. En vain les navires d’un fort tonnage jettent l’ancre de miséricorde, et font entendre de minute en minute le canon de détresse ; rien ne les empêchera d’aller s’échouer sur les sables ou de se briser sur les falaises. Le danger en pleine mer est moins grand, pourvu que le capitaine soit prudent et consulte avec attention son baromètre. Si les vaisseaux sont surpris par le typhon toutes voiles dehors, il n’est pas de salut. Il y a quelques années, entre Formose et Hong-kong, l’Evening-Star vit un navire hollandais disparaître ainsi dans un tourbillon grisâtre d’où s’échappaient le tonnerre et la foudre, en moins de temps qu’il n’en fallut au vaisseau anglais pour hisser le pavillon rouge, signal du danger.

La seconde mousson, dite des nortadas, commence à l’époque que j’avais choisie pour mettre à la voile, c’est-à-dire en octobre, pour finir en mai. C’est l’époque des beaux jours ; mais un soleil qui brille pendant six mois consécutifs devient un astre bien fatigant. En Chine comme en Europe, l’ennui naquit de l’uniformité. On soupire après l’apparition d’une nuée comme après six mois de pluie on demande avec désespoir un rayon de soleil qui égaie les yeux et réjouisse l’âme attristée.

Le capitaine du brick Nuestra Señora de la Merced, abord duquel j’avais pris passage, répondait au nom prétentieux de Perpetuo Illustre. Il était Indien, ce qui eût éloigné de son bord les créoles espagnols, plus soucieux que moi de la valeur des origines. Il appartenait à cette belle race tagale de l’île Luçon, dont les contingens furent les émules de nos soldats lors de la conquête de la Cochinchine. La résignation dont ces braves gens firent preuve à l’époque où les fièvres décimaient le corps expéditionnaire ne fut surpassée que par le courage qu’ils montrèrent lorsque les Annamites vinrent à Saigon assaillir les troupes hispano-françaises avec des forces quatre fois supérieures aux nôtres. Beaucoup d’entre eux, séduits par la cordialité de notre gaîté gauloise, — on est très gai hors de France parce qu’on s’y sent plus libre, — ont demandé à rester avec nous.

Le matin même du jour où nous devions mettre à la voile, le bruit se répandit en rade qu’une grande quantité de pancos ou embarcations de pirates s’était montrée dans les détroits que nous devions traverser pour atteindre Mindanao. On assurait qu’elles s’étaient avancées jusqu’en vue du Corregidor ; c’est le nom d’une petite île verdoyante placée comme en vigie à quelques milles en