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pillées, mais, déchiré par les femmes, battu par les hommes, lapidé par les enfans, il n’a plus qu’une ressource, fuir la montagne et rejoindre le littoral. S’il s’égare dans les jungles, il succombe bientôt sous le poids des fatigues et des privations. Des fourmis innombrables le dévorent dès qu’il tombe à terre, et il souffre un affreux supplice avant de rendre le dernier soupir.

Il est impossible de n’être point dominé par un vif sentiment de tristesse lorsqu’on voit les fleuves de cette île admirable à peine troublés par la rare apparition de quelques pirogues montées par des hommes d’aspect farouche, au teint cuivré et toujours empressés à fuir l’approche des blancs. On voudrait défricher ces forêts vierges où le boa, sous l’ombre impénétrable et séculaire, atteint des proportions énormes. Les essences de toute nature y croissent en désordre. Le bois de teck, si recherché pour les constructions navales, et dont l’amertume chasse probablement les rongeurs, s’y trouve à chaque pas ; le cannelier, non moins parfumé que celui de Ceylan, le cacaotier, le sagoutier, y croissent sans culture. Le caoutchouc, la gomme-gutte, le miel, la cire, se présentent partout à la main qui voudrait les récolter. Les jésuites, avec leur intelligence des affaires, eussent fondé dans cette contrée un établissement lucratif, si le bref de Clément XIV, en 1773, n’eût supprimé leur ordre et arrêté brusquement leurs progrès. Remontant patiemment le cours du Rio-Grande, dont l’embouchure se trouve dans la partie occidentale de Mindanao, ils s’étaient fait favorablement accueillir des principales tribus. Les Bilanos, les Manguianes, les Manobos, avaient embrassé presque spontanément le christianisme. Peu de temps après leur départ, il ne resta plus d’autres vestiges des prédications de ces missionnaires que quelques légendes dans lesquelles les indigènes leur attribuent un pouvoir surnaturel. Un vieil Indien des Visayas me dit avoir entendu souvent son père lui raconter qu’un jésuite avait devant lui marché sur une barre de fer rouge et avalé des étoupes enflammées.

On ne peut pas beaucoup reprocher à l’Espagne, agitée par ses discordes intestines et réduite à défendre des possessions plus rapprochées de la métropole, l’abandon dans lequel se trouvent ses possessions du sud dans le Pacifique. Le moment est arrivé pourtant où l’attention de ses hommes d’état doit se porter de ce côté. L’ouverture de l’isthme de Suez va permettre d’établir des communications rapides avec les Philippines, qu’un navire à voiles partant de Cadix n’atteint qu’après cinq mois de navigation ; Manille étant déclaré port franc, les colons de tous les pays se porteraient vers ces contrées encore inexplorées. Les émigrans y trouveront une nature désordonnée, mais féconde, des hommes barbares, mais énergiques. Avec un courage soutenu pour défricher le sol et