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l’élégie. L’auteur des Feuilles d’Automne, qui rappelle quelquefois Corneille, ressemble vaguement à l’un de ses héros quand il souffre. On dirait que les hommes et les choses, l’humanité et la création, sont naturellement convoqués autour de sa douleur.

Il s’arrêta longtemps sur la limite amère ;
Il voyait, de sa course à venir déjà las,
Que dans l’œil des passans il n’était plus, hélas !
Qu’une ombre, et qu’il allait entrer au sourd royaume
Où l’homme qui s’en va flotte et devient fantôme.
Il disait aux ruisseaux : « Retiendrez-vous mon nom,
Ruisseaux ? » Et les ruisseaux coulaient en disant : « Non. »
Il disait aux oiseaux de France : « Je vous quitte,
Doux oiseaux ; je m’en vais aux lieux où l’on meurt vite,
Au noir pays d’exil où le ciel est étroit ;
Vous viendrez, n’est-ce pas, vous nicher dans mon toit ! »
Et les oiseaux fuyaient au fond des brumes grises.
Il disait aux forêts : « M’enverrez-vous vos brises ? »
Les arbres lui faisaient des signes de refus[1].

Ne supposons pas, comme on serait tenté de le faire, que cette souffrance en communication si facile avec la nature puisse être facilement guérie. M. Victor Hugo est tour à tour esclave et maître de son imagination, esclave dans les momens où, simplement artiste, il en est plus possédé qu’il ne la possède, — maître quand elle lui sert à grandir une chose au-dessus de laquelle il ne met rien dans le monde, le rôle du poète. Si cette conjuration idéale de la nature était tout uniment poétique, d’autres ruisseaux, d’autres oiseaux, d’autres forêts, feraient oublier à l’auteur la dureté de cette France, dont les campagnes mêmes, dont les eaux et les bois s’associent à l’inflexible sentence de l’ostracisme. Il n’en est pas ainsi ; croyant sérieusement et en conscience que le poète est pour la nature un interprète inspiré et pour la société un oracle, l’auteur ne berce pas ici sa douleur avec des images, il la tire de la foule des douleurs. Pour nous, la vraie grandeur de ce départ réside dans la souffrance subie pour la cause du droit, dans les pertes de toute sorte dont un grand écrivain était affligé, perte d’objets les plus aimés, parens, amis, tombes arrosées de tant de larmes, chères habitudes de famille, de travail, échos retentissans de tant de triomphes, et par-dessus tout cela cette douce France, à laquelle, malgré ses inconstances, il est si douloureux de s’arracher ! Et le rire de ceux qui triomphent, et la calomnie que peut-être on laisse derrière soi, et les injustices qu’il est impossible de repousser, voilà autant d’épines qui forment une couronne autour du front du

  1. Les Contemplations, t. II, p. 111.