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ration de l’œuvre considérable de Suez; il a vu dans cette manière d’agir une atteinte indirecte à son droit, à sa dignité, et il s’est emporté contre ce vassal toujours prêt à s’émanciper. Il a témoigné sa colère de la façon la plus significative en faisant venir à Constantinople et en appelant au ministère Fazil-Pacha, qui est le propre frère du vice-roi, mais qui est en même temps son ennemi le plus implacable, une sorte de prétendant égyptien, depuis qu’il s’est vu enlever ses droits par l’acte qui a changé la ligne de succession dans la famille de Méhémet-Ali. Le sultan a si bien fait qu’Ismaïl-Pacha, qui était en France aux Eaux-Bonnes, a été obligé de revenir brusquement en Égypte pour faire face à l’orage. S’il était encore d’usage au divan d’envoyer le cordon, Ismaïl l’aurait probablement déjà reçu. En attendant, on met l’embargo sur des convois d’armes qui arrivaient de Berlin au vice-roi et sur des navires qu’il fait construire. La vérité est qu’il y a là toujours deux politiques, deux pouvoirs rivaux ou deux prétentions en présence. Il ne manque certainement pas de gens à Constantinople pour échauffer l’esprit du sultan, pour l’engager à saisir l’occasion d’en finir avec le khédive, de le ramener dans les liens d’une vassalité ordinaire, et le sultan, qui met volontiers la main sur son cimeterre, ne demanderait pas mieux. D’un autre côté, il ne manque pas d’esprits ardens à Alexandrie et au Caire pour conseiller à Ismaïl de lever le masque, de se proclamer indépendant, et Ismaïl, qui a l’ambition de sa race, n’est pas homme à trouver le conseil absurde.

Si ce n’était qu’une querelle de sultan à pacha, on ne sait pas ce qui arriverait; mais entre le suzerain et le vassal il y a les arrangemens européens qui remontent à 1841, il y a les puissances qui ont coopéré à ces arrangemens, qui veulent les maintenir et qui, après avoir apaisé le différend gréco-turc, jetteront un peu d’eau froide sur le différend turco-égyptien. L’Europe soufflera sur cette petite tempête, si ce n’est déjà fait, le khédive trouvera encore une fois dans son trésor le moyen de faire sa paix, s’il le faut, et on n’en parlera plus jusqu’à une occasion nouvelle. Cela ne laissera pas de donner du piquant à ces fêtes prochaines de l’inauguration du canal de Suez, où l’impératrice des Français se dispose, dit-on, à se rendre en passant par Constantinople. Dès qu’on touche à ces pays d’Orient, tout prend une couleur de Mille et une Nuits. Une souveraine française, une souveraine chrétienne, se rendant à Constantinople, recevant l’hospitalité du padischa, allant peut-être avec lui inaugurer la grande voie ouverte entre l’Inde et l’Europe, ce sera neuf! Tout arrive, il faut bien se distraire. L’impératrice, avec sa grâce vaillante, ira chercher les traces du général Bonaparte au pied des pyramides pendant que tous serons humblement à débrouiller l’empire autoritaire et l’empire libéral. Il n’y a que l’Orient pour mettre la fantaisie et l’imprévu dans la politique.

Il y a bien aussi en ce moment des fêtes dans le nord de l’Europe. On vient de célébrer à Stockholm le mariage du prince royal de Danemark