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les minarets qui s’élèvent encore au-dessus des bâtimens, comme pour rappeler à ceux qui remontent et descendent le Danube ce long et triste chapitre d’histoire que vient de clore l’évacuation des forteresses.

Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis l’assassinat du prince Michel, et je n’entrai pas en Serbie aussi aisément que je l’aurais cru d’après les facilités que j’avais trouvées dans cet empire d’Autriche, jadis la terre classique des interrogatoires indiscrets, des formalités minutieuses, des visas et des permis de séjour. Ici comme ailleurs, c’était au lendemain de l’attentat que l’on avait commencé à prendre des précautions. On demandait donc les passeports ; force me fut d’avouer que je n’étais pas en règle. Il me fallut, précédé d’un gendarme, comparaître devant le commissaire de police. Là finirent mes ennuis ; j’avais affaire non plus à mon gendarme serbe, dont l’allemand était pire encore que le mien, mais à un Grec de Macédoine employé depuis quelques années à Belgrade. Il connaissait la Revue des Deux Mondes τήν Επιθεώρησιν των δύω Κόσμων, comme on dit dans le patois des lettrés d’Athènes ; il me savait d’ailleurs si bon gré de lui adresser la parole dans sa langue, qu’il se hâta de m’ouvrir l’accès de sa patrie adoptive.

Au bout de quelques heures, je me présentais au palais, que l’on appelle encore, comme du temps des Turcs, le konak ; je voulais y voir un compatriote, l’honnête homme, l’écrivain distingué bien connu des lecteurs de la Revue qui a consenti à s’exiler pour continuer à Belgrade l’œuvre commencée à Paris, pour lutter avec tout l’ascendant de son droit sens et de son affectueuse fermeté contre les influencess qui en tout temps et en tout pays tendent à corrompre l’héritier désigné du pouvoir. Là, ce fut bien autre chose ; j’eus beau prononcer et répéter le nom de M. Huet, à toutes les portes je trouvais des sentinelles qui n’entendaient rien et qui croisaient la baïonnette. Il fallut faire un grand détour, passer par le ministère des affaires étrangères, la chancellerie, qui touche au palais, et là m’adresser à un employé supérieur, qui me remit à un portier, lequel me confia à un autre portier jusqu’à destination. Dans les cours spacieuses que nous traversons campe toute une petite armée, cavalerie, artillerie, fantassins ; ion se croirait dans une ville assiégée, partout des tentes dressées, des chevaux qui hennissent attachés au piquet, des pièces de canon prêtes à rouler sur leurs affûts. Tout était resté ainsi depuis le 10 juin, jour de l’assassinat du prince Michel. Le procès des complices du meurtre n’étant pas encore terminé, l’état de siège n’avait pas été levé.

Quelque petits ennuis que ces mesures de police puissent