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I

D’Agram ou de Pesth, laissez-vous porter, par le bateau de la Save ou celui du Danube, jusqu’au quai de Belgrade ; puis, comme le fait tout voyageur qui sait son métier, parcourez la ville seul, allant devant vous, tournant à droite ou à gauche sans autre souci que de pousser votre pointe en tout sens ; ce sera le meilleur moyen de bien saisir dès le début le caractère et l’originalité du peuple et de la cité. Avant la fin de la journée, vous aurez déjà deviné quel a été le passé de la Serbie, de quelle longue lutte elle a été le théâtre, quelle transformation s’y opère aujourd’hui ; vous aurez de son rôle historique et de son génie une idée qu’il ne faudra sans doute considérer ni comme complète ni comme définitive, mais qui frappera plus votre imagination et y laissera une plus profonde empreinte que tous les récits des historiens. Pour Belgrade surtout, il n’est livre qui vous fasse sentir aussi bien qu’une course au hasard dans les rues et les environs de la capitale serbe que l’on est ici sur la frontière de deux mondes, l’Occident et l’Orient, et sur la limite encore indécise de deux époques, celle de la barbarie poétique qui s’achève, celle de la civilisation qui s’annonce.

Belgrade, qui compte aujourd’hui environ 22,000 habitans, est dans ce que l’on appelle chez les jeunes filles l’âge ingrat ; ce ne sont plus les grâces de l’enfance, ce n’est pas encore la noblesse et la beauté de la femme ; le langage, les attitudes, les gestes, n’ont plus le laisser-aller et la naïveté charmante d’autrefois, ici de même, tout nous avertit que la Serbie est dans une période de transition ; partout nous retrouvons ce manque d’harmonie, ce je ne sais quoi d’incertain et d’hésitant, ces tâtonnemens, ces mélanges, ces brusques contrastes qui caractérisent de semblables évolutions. L’expulsion des Turcs a ôté à Belgrade, en même temps que la garnison, une population civile d’environ sept ou huit mille âmes ; la ville y a perdu beaucoup de couleur et d’élégance pittoresque. On rencontre encore ici tous les inconvéniens, tous les ennuis d’une ville turque sans en admirer le cachet étrange et l’amusante variété ; le costume européen, mal porté, tend à prendre le dessus. Les rues sont tortueuses ; on y trébuche sur ce pavé inégal, pointu, glissant, que j’ai tant de fois maudit à Galata et en Asie-Mineure ou en Syrie ; ce sont les mêmes pentes, le même désordre dans les constructions. Le soir, les rues sont insuffisamment éclairées par des réverbères au pétrole placés à un kilomètre l’un de l’autre, et que l’on n’allume d’ailleurs que sept ou huit jours par mois, quand la lune est tout à fait en vacances. Il n’y a pas de noms aux rues, pas