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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/14

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écrivait, à un ami le pauvre perclus. Eh bien ! ce mal de dents, je l’ai dans mes bras, dans mes jambes, dans mes côtes, dans chacun de mes os ; il gambade à travers tout mon corps… » Et c’est au milieu de privations, de douleurs et de misères pareilles que la tête aplatie par M. Kriegk fit des études vastes et approfondies, conçut des œuvres belles et durables ; c’est dans de telles conditions que l’interdit de toute profession libérale devint le plus grand ou plutôt le seul grand historien de la Pologne contemporaine, — son Augustin Thierry ! Rien en effet ne rappelle plus le génie de remirent maître français, que l’art merveilleux avec lequel Szajnocha savait reconstruire les âges anciens, rendre l’éclat et la vie à des époques reculées et effacées, profiter d’un mot dans une chronique ou dans un document pour donner à son tableau une couleur locale saisissante. Hélas ! c’est encore par un autre côté que l’historien des Piasts et des Jagellons fait penser au grand peintre des Mérovingiens… L’infirmité que lui avait donnée la prison, ce mal chronique qui fut le tourment incessant de sa vie, ce mal, après avoir longtemps « gambadé » à travers tout son corps, il finit par se fixer, il élut son siège dans les organes visuels, que les ténèbres envahirent lentement. Comme Augustin Thierry, Szajnocha passa le déclin de sa vie dans une cécité complète ; comme lui aussi, il demeura attaché à ses études malgré cette calamité effroyable, et il continuait à percer, la nuit du passé d’un regard fermé à jamais aux clartés du jour. Une épouse jeune, courageuse, admirable de dévoûment, devint alors son ange tutélaire et sa « muse. » A l’approche de la catastrophe, elle avait pris ses mesures, et au moment opportun elle se trouva déjà en savoir assez sur les langues classiques, les langues slaves et la paléographie, pour pouvoir faire des lectures au savant aveugle, recueillir des notes et le remplacer dans les recherches. La dernière et peut-être la plus remarquable des compositions de Szajnocha (Deux ans de notre histoire) est due en entier à cette collaboration touchante où l’intelligence de l’homme fut servie par les yeux et par les mains d’une femme.

Habent sua fata ! ou, pour penser plus chrétiennement, disons avec le poète anonyme : « Dieu a voulu que le même esprit de civilisation qui s’est revêtu de toutes les pompes de la gloire, du succès et du bien-être à une extrémité de l’Europe, fût forcé à l’autre de passer à travers toutes les épreuves du sacrifice, toutes les saintetés du dévoûment et les inébranlables enthousiasmes du martyre…[1] » Il ne connut ni la gloire, ni le succès, ni le bien-être, cet historien éminent, complètement ignoré à l’étranger, et dont

  1. Lettre à M. Guizot, 1847. — Voyez la Revue du 1er janvier 1862 : La Poésie polonaise au dix-neuvième siècle et le Poète anonyme.