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de Dembinski. Dans des strophes émues, touchantes, l’ancien prisonnier remercie Dieu, le dieu des batailles, d’avoir enfin ouvert à ses compatriotes, à ses compagnons, un champ d’honneur véritable où ils pourront lutter franchement, loyalement et à la face du ciel ; il félicite ses frères de rencontrer enfin des combats autres que ceux du passé, des combats publics, bruyans, rapides, — rapides surtout, « car il fut long, ô mes frères, il fut bien long le combat d’autrefois, le combat sourd dans le cachot souterrain, où pour toute arme nous n’avions que le signe de la croix, pour tout bouclier le mépris des tortures, pour toute musique le cliquetis de nos chaînes, et pour tout laurier la moisissure de notre fosse ! » Le dernier vers emprunte une énergie sinistre à la circonstance que c’est dans les humidités du cachot que Szajnocha avait contracté la maladie terrible qui le rongea jusqu’à la mort, qui finit même par le rendre aveugle et « le séparer des vivans bien avant qu’il ne fût séparé de la vie. »

Au bout de deux ans de carcere duro, le dangereux détenteur des « listes » fut enfin relâché, mais avec le bénéfice de la formule meurtrière, « faute de preuves. » Dans le langage du régime paternel, cette formule interdisait au « libéré politique » toute école, tout emploi public, toute profession libérale. A l’âge de vingt ans, Szajnocha n’avait plus d’avenir, voyait toute carrière fermée devant lui, — et il était pauvre, et il était brisé de corps, et il avait une vieille mère à nourrir ! Il fit comme il put, tout ce qu’il put pour gagner la vie de deux êtres ; il donna des répétitions, il courut le cachet, il fut correcteur dans une imprimerie, — il rédigea un journal de modes ! Depuis sa sortie de prison jusqu’à une vieillesse bien prématurée, pendant tout un quart de siècle, — longum humani œvi spatium, — le « libéré politique » eut ainsi à livrer chaque matin son combat pour le pain quotidien[1]. Ajoutez à cela l’infirmité chronique due au séjour souterrain, aux « moisissures de la fosse, » infirmité atroce qui ne lui laissait presque jamais de répit et qu’exprime si bien un mot d’une lettre intime, navrant dans sa trivialité, « Avez-vous jamais connu le mal de dents ?

  1. La vente des ouvrages de Szajnocha était prohibée dans la plus grande partie de la Pologne (dans la Pologne russe), et les honoraires durent par conséquent se proportionner à l’exiguïté du marché. Pour son Histoire de Boleslas le Grand (un chef-d’œuvre), il reçut de l’éditeur cent vingt-cinq francs (50 florins), et il s’en montra heureux et reconnaissant !… Les dernières années de Szajnocha furent toutefois à l’abri de la gêne. Nommé lieutenant de l’empereur à Léopol, le comte Goluchowski trouva le moyen d’éluder l’interdiction qui continuait de peser sur le « libéré politique » en lui accordant, « à titre provisoire, » une place modeste, mais suffisante pour ses besoins, la place de sous-bibliothécaire à l’institution Ossolinski. C’est là un des nombreux titres de l’ex-gouverneur de la Galicie à la reconnaissance du monde lettré et de tous les hommes de bien.