au détour du chemin, on aperçut trois hommes qui barraient le passage. Le prince était alors en avant avec ses deux cousines ; à trente pas en arrière, un aide-de-camp, M. Svetozar Garachanine, fils de l’ancien ministre, donnait le bras à Mme Tomania, la mère de Mme Anka ; un peu plus loin venait un valet de chambre. Les trois hommes se rangèrent sur les côtés au moment où le prince approcha, et le saluèrent ; il leur rendit leur salut et venait à peine de les dépasser, quand retentirent plusieurs coups de feu ; atteint dans le dos, le prince tombait pour ne plus se relever. Mme Anka se retourne et se jette sur les assassins ; elle est aussi frappée mortellement. À ce bruit, le domestique s’enfuit, l’aide-de-camp se met à courir au secours du prince en tirant son épée, sa seule arme ; mais il reçoit, d’autres complices cachés dans le taillis, une balle qui lui casse le bras et le renverse. Tout était d’ailleurs déjà fini ; les meurtriers, après avoir abattu le prince, s’étaient jetés sur lui avec leurs poignards et leurs sabres ; pris de je ne sais quelle folle rage, ils lui avaient percé la poitrine, fendu la tête et tailladé le visage en tout sens.
Mme Tomania, une femme de près de quatre-vingts ans, restée seule, de son pas lent et chancelant, avait rebroussé chemin vers Topchi-déré en recommandant son âme à Dieu. Quant à Mlle Catherine, elle avait au contraire couru devant elle ; deux balles l’avaient frappée à l’épaule ; sans s’en apercevoir, elle quitta le sentier, elle traversa un fourré de broussailles, descendit une pente abrupte, et atteignit ainsi la palissade ; un paysan, qui passait avec ses bœufs sur le chemin, l’aida du dehors à franchir cet obstacle. Le brave homme la coucha, éperdue et sanglante, sur la paille au fond de son chariot, la cacha sous des couvertures (on ne savait point si d’autres assassins ne tenaient pas la campagne), et la conduisit à Belgrade. Les premières personnes qui, au bruit de cette fusillade, étaient arrivées sur la scène du meurtre, MM. Longworth et Engelhardt, consuls d’Angleterre et de France, avaient trouvé au milieu d’une mare de sang le prince sans vie, Mme Anka râlant encore ; elle expira deux heures après sans avoir repris connaissance.
On a depuis lors élevé une sorte de monument commémoratif à la place où est tombé le prince. Lorsque, trois mois après le meurtre, je visitai Topchi-déré et le Parc-aux-Cerfs, nous aperçûmes auprès de la pierre un vieillard qui sanglotait. C’était un Serbe qui habitait l’étranger au moment de l’attentat et qui, rentrant dans son pays, avait voulu faire un pèlerinage au lieu où était tombée la victime. Là, les détails qui lui avaient été donnés sur cette sanglante tragédie se retracèrent à son imagination avec une telle vivacité, il songea avec tant de force au prince et à ce que celui-ci avait fait