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pour son peuple, que les larmes lui montèrent aux yeux. Deux jours après, une autre promenade nous conduisait à l’endroit où ont été exécutés les meurtriers. L’herbe n’avait pas encore repoussé là où ont été creusées les fosses, et on en distinguait très bien la place. Nous vîmes un enfant qui passait par là se baisser, ramasser une pierre et la jeter avec une imprécation sur le sol qui couvre les restes des assassins. Ce contraste me frappa vivement : je ne sais pas d’oraison funèbre qui puisse valoir, pour la mémoire du prince Michel Obrenovitch III, la sincérité de ces effusions du sentiment populaire, ces pleurs accordés à la victime, cette malédiction lancée aux meurtriers.


III

M. Elie Garachanine, l’ancien ministre, se trouvait avec beaucoup d’autres promeneurs à Topchi-déré au moment où le crime s’accomplissait dans la forêt voisine. Il fut un des premiers à apprendre la lugubre nouvelle, apportée par le domestique qui s’était enfui légèrement blessé. Aussitôt, sans s’arrêter à demander si son fils était mort ou s’il vivait encore, M. Garachanine sauta dans sa voiture et se fit conduire ventre à terre jusqu’à Belgrade. En route, il dépassa une petite carriole dont le maître faisait effort de la voix et du fouet pour exciter son cheval et le maintenir au galop. Ainsi que le gendarme qui le précédait de quelques minutes, il remarqua ce détail sans y attacher autrement d’importance. Arrivé au palais, il se hâta de faire prévenir les ministres, qui y furent bientôt réunis ; avant que l’on sût en ville ce qui s’était passé à Topchi-déré, les mesures nécessaires pour sauvegarder l’ordre étaient déjà prises : les troupes étaient consignées dans leurs casernes, des patrouilles parcouraient la ville, les ministères et le télégraphe étaient mis à l’abri d’un coup de main, et un gouvernement provisoire s’installait au konak sous la protection de forces suffisantes. Heureusement une loi votée par la skoupchtina de 1860 en avait d’avance réglé la composition : il devait être formé du président du sénat, du président de la cour de cassation et du ministre de la justice. Aussitôt constitué, il portait à la connaissance du peuple serbe la mort de son prince et les mesures de sûreté qui avaient été prises. Les ministres restaient à leur poste.

Le danger, c’était qu’hormis un seul ils étaient tous impopulaires : au premier bruit de l’attentat, un même cri s’était élevé contre eux dans le pays ; on leur reprochait d’avoir provoqué le crime par leur obstination, de l’avoir par leur négligence rendu possible. Un seul des membres du cabinet avait la confiance de la