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heures seulement ; mais en revanche pendant les deux derniers mois il reste fixé au firmament, et ne laisse point arriver les crépuscules de la nuit. » C’est que l’homme n’avait encore rien fait pour changer sous ces latitudes les conditions d’un climat rigoureux, et que la terre y était demeurée « telle qu’elle sortit le premier jour des mains du Créateur, » terre inculte, inhospitalière, couverte de landes « nourricières des chevaux, » de lacs et de forêts immenses. Un voyageur français du siècle suivant, Gilbert de Lannoy, comparait les lacs lithuaniens à des « mers véritables ; » quant aux forêts, les écrivains contemporains renoncent à en faire comprendre l’étendue et la sublime horreur : c’étaient des forêts vierges, inexplorées, comme en devaient rencontrer plus tard les compagnons de Colomb dans un nouvel hémisphère. La Lithuanie de nos jours garde encore aux environs de Grodno comme une image de son antique passé dans cette fameuse forêt de Bialowiéz, que la croyance populaire proclame « insondable comme l’Océan, » et au milieu de laquelle, derrière les brouillards impénétrables, elle place une cité mystérieuse, un Éden étrange, la walhalla du règne animal. Là, dit la légende, vivent paisibles les premières paires de toutes les espèces répandues sur la terre, de là aussi sortent tous les jeunes animaux à la recherche des aventures et des combats ; là également ils s’empressent de revenir lorsqu’ils sont blessés par le chasseur ou quand ils sentent approcher leur fin. « L’ours qui a mangé ses dents et le cerf dont les jarrets faiblissent, le corbeau qui commence à blanchir, le faucon quand il a perdu la vue, et l’aigle dont le bec tordu par la vieillesse ne s’ouvre plus à la pâture, tous ils regagnent la patrie qu’ils avaient quittée au printemps de leur vie : l’oiseau y dépose ses plumes et le quadrupède son poil.. »

Au milieu de ces steppes, de ces lacs et de ces forêts campait un peuple qu’à un premier aspect on serait bien tenté de rapprocher de ces tribus indigènes de l’Amérique dont le brillant Hepworth Dixon vient de nous donner encore tout dernièrement une nouvelle et saisissante peinture, et les buffles sauvages, les zubry, qui parcouraient alors ces contrées en troupeaux innombrables[1], semblent ajouter ainsi un trait de plus à la ressemblance. Établis depuis les temps les plus reculés sur les bords du Niémen et de la Willa, les adorateurs farouches de Perkunos, les « Sarrasins, » comme les appelaient les écrivains du moyen âge (Sarracini dicti Lithuani) menaient encore au XIVe siècle l’existence des pasteurs nomades. Ils ne remuaient que rarement le sol aride et ingrat de

  1. La forêt de Bialowiéz en garde encore de nos jours de rares spécimens, inconnus du reste de l’Europe. D’ailleurs le zubr de la Lithunaie est beaucoup plus grand et plus fort que le bison de l’Amérique.