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chambre. Rien ne les démentit pendant un séjour de deux semaines ; l’un était d’une fierté bienveillante et recevait de l’excellence sans sourciller, comme un homme rompu à toutes les grandeurs de la terre ; l’autre, humble, empressé, parlait volontiers de son « bon maître, » et faisait son service dans la perfection. Une fois la mission terminée à leur plus grande gloire, ils retournèrent à leur poste ; mais le grand seigneur s’était si bien identifié à son personnage, que, s’entendant tutoyer par son domestique redevenu son égal et son collègue, il se retourna, saisi d’une indignation réelle, et s’écria : Qu’est-ce à dire ? et d’où vient un tel excès de familiarité ?

Lorsqu’un agent reçoit un ordre, on s’en rapporte à lui pour l’exécution ; il doit trouver dans les ressources de son esprit les moyens de réussir, inventer les prétextes qui lui permettront d’entamer une conversation dont il pourra tirer parti, qui lui faciliteront l’accès d’une maison close, qui lui donneront la facilité d’isoler un malfaiteur entouré d’amis, qui l’empêcheront de s’exposer à un danger inutile. Il faut une fertilité d’imagination sans pareille. Du reste les filous semblent les aider ; malgré la finesse et les roueries que l’on se plaît trop gratuitement à prêter aux voleurs, ils sont en général d’une bêtise peu croyable. Ils ressemblent presque tous à l’autruche qui, la tête cachée sous une feuille, s’imagine qu’elle n’est pas vue parce qu’elle ne voit pas. Il suffit parfois de faire dire à un malfaiteur qu’il est attendu chez un marchand de vin pour qu’il s’y rende immédiatement. Il y a quelques semaines, on apprit avec certitude qu’un forçat évadé de Cayenne travaillait au faubourg Saint-Antoine chez un menuisier. Des agens se rendirent près de l’atelier, un d’eux entra, et, s’adressant à l’homme recherché, le pria de venir tout de suite faire une réparation urgente dans une maison voisine. Sans défiance, le condamné en rupture de ban sortit, fut immédiatement appréhendé au corps, ligotté et jeté dans un fiacre qui l’attendait. Il protestait et disait : Je suis un bon ouvrier, je me nomme Florent ; les agens lui répondirent : Vous vous justifierez à la préfecture. — Il répéta toutes ses explications devant le chef du service, qui lui répliqua : « Vous ne vous appelez pas Florent, vous vous nommez B… ; vous avez été condamné par telle cour d’assises à dix ans de travaux forcés ; vous vous êtes échappé par les possessions hollandaises, vous vous êtes rendu à Londres, où vous avez logé à tel endroit ; vous êtes rentré en France par Calais ; vous portez au bras gauche un tatouage, le voila ; vous avez une cicatrice de petite vérole à la narine droite, la voici ; ne niez donc pas l’évidence, et avouez franchement la vérité. » L’homme atterré contemplait son impassible interlocuteur et gardait le silence ; la précision des paroles qu’il entendait le