pasteur nomade et constructeur de grandes villes, habitant de la numa grossière et initié à tous les raffinemens de l’Occident, — il finit même par prendre à de certains momens des proportions inquiétantes, fantastiques. On craint d’avoir affaire à un être de fiction, à une espèce de Chactas de l’Atala, ce Chactas introuvable qui compte les années par les chutes des feuilles, mange des jambons d’ours, et qui néanmoins connaît les tragédies de Racine, les oraisons funèbres de Bossuet, — et a même soupé chez Ninon !… Heureusement que pour croire à l’existence réelle des compagnons d’Olgerd et de Keystut nous avons quelque chose de mieux que l’œuvre d’imagination d’un poétique rhéteur : nous avons les dépositions irrécusables des contemporains, des témoins oculaires, et, qui plus est, des ennemis. On ne saurait méconnaître l’esprit tolérant de ces grands-ducs lithuaniens qui, tout en demeurant très attachés à la foi nationale et en sévissant avec une rigueur extrême contre les missionnaires franciscains, permettaient cependant à leurs épouses, des princesses slaves, d’adorer publiquement la croix et de célébrer le culte chrétien dans les châteaux de Wilno et de Troki. « Lorsque nous entrâmes dans la chapelle du château, raconte un chroniqueur, il y avait grands offices ; toutes les dames de la cour étaient réunies sous le portique que couvrait un filet vert derrière lequel elles apparaissaient comme des ombres légères. » Cette*cour, ces châteaux, les splendeurs de Wilno et de Troki dont parlent à l’occasion les écrivains du temps, ce sont là aussi autant d’indices d’une culture et d’un développement supérieurs. Ce n’était pas non plus un ramassis de tribus sauvages qu’une nation qui envoyait des ambassades à la cour d’Avignon, à l’empereur, et qui concluait des traités de commerce avec l’Angleterre. Enfin il est difficile de refuser le génie politique à un peuple qui, serré de tous côtés par des ennemis redoutables, sut résister aux chevaliers teutoniques, refouler les Tatares, faire des incursions incessantes en Pologne, et au sud étendre ses conquêtes jusqu’au-delà de Kiew.
On dirait que la Providence a voulu honorer le paganisme lithuanien au moment de sa chute, en lui donnant pour derniers représentans les deux fils de Gédimin, les deux frères Olgerd et Keystut[1], si renommés dans l’histoire du nord européen, si unis entre eux et dans l’amour de la patrie, et qui, par le contraste même de natures diverses, offrent un ensemble si harmonieux et si charmant. « Il n’y a pas certes de plus beau témoignage pour le grand cœur de ces deux païens, dit un historien allemand récent[2], que l’éloge unanime que font d’eux leurs adversaires les plus implacables. »