Tout en maudissant dans le grand-duc Olgerd l’envahisseur de leur pays, les annalistes russes du temps ne laissent pas de rendre hommage à la « sagesse » de ce prince « taciturne. » — « C’est, lisons-nous dans la relation d’un envoyé de l’ordre teutonique, c’est un homme de taille moyenne, au visage long, au front légèrement chauve, à la barbe blonde, mais déjà grisonnante ; ses sourcils hérissés sont tempérés par un regard bleu et doux. Il a une voix très agréable à l’oreille, monte admirablement à cheval ; mais en marchant il boite du pied droit, c’est pourquoi il s’appuie ordinairement sur une canne ou sur un petit page. Il comprend très bien notre langue et la parle même ; mais dans ses entretiens avec nous il s’est toujours servi des interprètes. « Il se servait parfois aussi d’un langage en action et en images. Aux ambassadeurs d’un prince slave qui un jour vinrent lui déclarer la guerre pour l’automne prochain, après le printemps vermeil, après l’été silencieux, il répondit, tirant un briquet de sa poche et eu allumant un morceau d’amadou : « Votre maître, vous le voyez bien, trouvera du feu en Lithuanie pour se chauffer dans l’automne ; mais avant l’été silencieux, avant le printemps vermeil, je lui ferai ma visite de Pâques, et nous casserons un œuf béni ! .. » Un autre jour, il se montra soudain avec son armée sur les hauteurs de Moscou alors qu’on le croyait anéanti et que les églises du Kremlin célébraient bruyamment sa prétendue défaite ; il se laissa fléchir par les prières du grand-duc Dimitr et n’entra point dans la capitale, mais au moment de lever le camp il tourna bride, éperonna son cheval, courut au galop vers la porte de la ville et y brisa sa lance. « Kniaz Dimitr Ivanovitch, dit-il, souvenez-vous toujours que la lance lithuanienne est venue frapper la porte de Moscou… » Le pittoresque toutefois ne paraît chez Olgerd que comme l’ornement discret d’un esprit sérieux et pratique par excellence. Grand justicier et protecteur zélé du culte national, il recherche cependant les relations politiques et commerciales avec les états chrétiens, avec l’Allemagne, avec l’Angleterre ; son génie éclate surtout dans la direction qu’il s’efforce de donner à l’ardeur belliqueuse de son peuple. Il laisse volontiers à son frère cadet Keystut le soin de harceler les Mazoviens et de défendre la frontière de l’est contre l’ordre teutonique ; pour lui, c’est vers l’ouest et le sud que tendent constamment ses vues et ses expéditions guerrières. Maître de Kiew, de Sœolensk et de Twer, il aspire à la conquête de la Crimée, il veut ouvrir un débouché à ses états continentaux, s’emparer de la Mer-Noire… La Pologne et la Lithuanie expient aujourd’hui cruellement la faute immense, incalculable, d’avoir négligé, sous les Jagellons et les Wasa, la voie que leur traça au XIVe siècle la pensée du grand prince Il taciturne. »
Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/20
Apparence