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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/192

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travail, et frapper du même coup sur une femme et des enfans qui n’ont rien à se reprocher ? On examine les circonstances, et si elles plaident en faveur de l’inculpé, on le renvoie en l’engageant à ne pas recommencer. Il y a des mots qui dénouent immédiatement une situation. Une fille ivre avait proféré des cris séditieux. Lorsqu’une nuit passée au dépôt lui eut rendu la raison, on l’interrogea. — Voulez-vous donc détruire le gouvernement ? — Ah ! répondit-elle, j’ai bien assez de me détruire moi-même ! — Elle fut relaxée sans plus ample informé. C’est là la besogne quotidienne ; elle est fatigante parce qu’elle est incessante, mais elle devient singulièrement pénible lorsqu’on se trouve en présence d’un individu qui, pour des causes ignorées, ne veut pas dire son nom. Alors commence une lutte de finesse et d’arguties qui parfois prend les proportions d’un roman. En règle générale, à tout inculpé qui, interrogé, répond qu’il se nomme Durand, Dubois, Legrand, on dit : C’est bien, mais comment vous appelez-vous ? Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, on ne se trompe pas ; il y a des noms tellement communs qu’ils sont presque toujours un pseudonyme. Il est bien rare qu’on n’arrive pas à mettre bas les uns après les autres tous les masques derrière lesquels les criminels dissimulent leur identité avec une persévérance extraordinaire. Il n’est recherches qu’on épargne pour cela, car il est légitime de penser que tout individu qui a un intérêt puissant à taire son vrai nom est un homme dangereux. Il y a telles de ces constatations qui n’ont abouti qu’après plus d’une année de demandes, de correspondances avec les ministres des nations voisines, et qui, par le fait, ont sauvé celui qui en était l’objet, car le pauvre diable cachait son état civil avec tant de persistance parce qu’il était déserteur d’une armée étrangère, crime pour lequel l’extradition n’est pas accordée et n’est même jamais réclamée. Quelquefois on peut se demander si l’on est en présence d’un farceur déterminé ou d’un fou. Un homme est arrêté au moment où il veut forcer l’entrée du palais de Saint-Cloud et parler à l’empereur. On le conduit à la préfecture de police, il prétend qu’il se nomme Sidi-Sahel et qu’il est envoyé près de Napoléon III par Nana-Sahib. Il est né dans l’Inde anglaise. On l’interroge en anglais, il ne comprend pas ; on lui parle hindostani, il n’en sait pas un mot. Le médecin du dépôt l’examine et reconnaît qu’il est atteint de délire partiel ; on l’envoie à Bicêtre. Le médecin de Bicêtre déclare qu’il est parfaitement sain d’esprit, on le ramène au dépôt. Le médecin du dépôt persiste dans sa première opinion, on le reconduit à Bicêtre ; le médecin de Bicêtre dit de nouveau qu’il n’est pas fou, on le réintègre au dépôt. Pendant ce va-et-vient qui se renouvelle plusieurs fois, Sidi-Sahel est très calme, se plaît au dépôt et ne s’ennuie pas